Relisant le chapitre de Kersaudy sur Canaris
http://www.delpla.org/article.php3?id_article=600 , je tombe, p. 220, sur un document que j'utiliserai d'une manière diamétralement opposée à celle de l'auteur.
Il s’agit d’un télégramme adressé à Ciano par le chargé d’affaires à Berlin, Magistrati, le 16 août 1939. Il fait état d’une conversation récente entre Canaris et l’attaché militaire italien, le général Roatta. Selon l’amiral, il ne suffit pas, pour dissuader Hitler d’attaquer la Pologne, que Mussolini lui signifie (comme Ciano lui-même vient de le faire lors d’un séjour en Allemagne) que l'Italie n'est pas chaude pour entrer en guerre : il faudrait qu’il dise carrément qu’elle ne le fera pas.
Kersaudy commente pertinemment : "Le fait de mentionner le nom de Canaris dans la dépêche est contraire à toutes les pratiques diplomatiques, et d’autant plus inepte que le service des écoutes allemand connaît parfaitement le code italien." Mais il ajoute : "La chance de l’amiral Canaris est que le Forschungsamt qui décrypte le message est sous les ordres du maréchal Göring -complice servile d’Hitler mais opposant résolu à la guerre contre la Pologne." Le tout sans la moindre référence, en dehors du volume des
Documents diplomatiques italiens qui contient le télégramme de Magistrati.
Remarques :
1) comment être sûr que seul le service d’écoutes de Göring intercepte et décrypte ce message ?
2) S’il avait l’exclusivité de ce genre de collecte, Göring devrait en faire adresser chaque jour un florilège à un certain nombre de services intéressés, à commencer par l’entourage militaire et diplomatique de Hitler. Il serait gravement fautif d’en distraire, pour convenances personnelles, un document aussi important. L’image que dessine cette interprétation est celle d’un pays beaucoup trop divisé, dans sa direction même, pour réaliser la moindre conquête.
3) un complice servile privant son maître d’informations vitales parce qu’il n’est pas d’accord avec une décision ? C’est pour le moins contradictoire !
Tout semble fait au contraire pour que la démarche de Canaris soit un secret de polichinelle. Ce qui invite à tirer les conclusions suivantes :
1) Hitler est décidé à déclencher la guerre en attaquant la Pologne le 1er septembre ; ni l’Angleterre ni la France ne pourront se dérober à leur engagement de la soutenir ; en revanche, il importe beaucoup, en cette mi-août, que ni Paris ni Londres ne se préparent à la guerre en la croyant fatale : Hitler a un besoin vital qu’on le croie hésitant et intéressé seulement par un tout petit bout du territoire polonais (Dantzig sûrement, son "corridor" peut-être), en sorte que jusqu’au déclenchement de l’attaque le monde entier croie que la guerre pourra être évitée, comme un an plus tôt à propos des Sudètes.
2) Pour faire croire qu’il hésite et pourrait reculer, étant donné qu’il est uni à l’Italie par un "pacte d’acier" offensif et défensif depuis le 22 mai, il a intérêt à ce qu’elle se dérobe, et le fasse savoir à l’avance, ce qui pourra induire Paris et Londres à penser que, plus isolé qu’il ne l’escomptait, il va hésiter à attaquer.
3) Son projet étant d’écraser la Pologne rapidement à la faveur du pacte germano-soviétique (point encore négocié ni signé, et guère attendu par Paris et Londres), pour se retourner ensuite contre la France, l’écraser rapidement et obtenir un rétablissement de la paix, il n’a aucune espèce d’intérêt à ce que l’Italie entre en guerre (et ne se résignera finalement à faire appel à son concours, en juin 1940, que pour hâter l’armistice français et achever de décourager l’Angleterre, devant la situation inattendue créée par l’arrivée de Churchill au pouvoir).
4) Canaris n’est probablement pas au courant des pensées qui précèdent, ni ne les devine ; cependant, il faudrait qu’il soit assez peu intelligent pour penser que l’affirmation, par Mussolini, de son refus d’entrer en guerre empêche le déclenchement de celle-ci ; et aussi pour s’épancher de la sorte devant le général Roatta sans lui faire, au moins, jurer le secret sur le nom de l’"importante personnalité allemande" qu’il a rencontrée.
5) Et comme il s’est épanché sans s'assurer du secret, il est difficile de croire qu’il ignorait le risque d’une interception, et plus encore qu’il comptait sur la discrétion de Göring pour que Hitler n’en sache rien.
6) Ce télégramme offre donc une belle preuve de la fausse résistance de Canaris, et des services qu’il rend à Hitler en se donnant des allures de résistant.