Nicolas Bernard a écrit:
2) OK, ce que j'écris là, sur le roman de Littell, est <b>très</b> intello, mais enfin... .
Non, mais c'est surtout que tu m'enlèves le plaisir de la découverte du livre...
Nicolas Bernard a écrit:
Le roman est surtout connu par le prisme d’un tohu-bohu médiatique aux origines variées, aux significations multiples.
Oui, c'est bien là le problème. J'ai signalé ailleurs l'excellent livre de Martin Amis sur un thème assez proche : "La flèche du temps".
Or, en Angleterre, ce livre n'a pas défrayé la chronique, Martin Amis étant déjà reconnu comme un grand écrivain. Il est vrai que si le livre était également écrit à la 1° personne, consistant en un long flashback, il se terminait quasiment à la révélation finale du héros nazi (des indices tout au long du livre mettait peu à peu le doute et la nausée, mais jusqu'à la fin, ce n'était que supputation).
Nicolas Bernard a écrit:
Difficile de rester neutre, dans cette polémique aux cent visages, aux mille questions : la Shoah est-elle traduisible en fiction ? Dans l’affirmative, est-il moral, sinon légitime, sinon opportun, sinon innocent, de confier le rôle de narrateur à un SS ? Dans l’affirmative, le romancier peut-il y ajouter sa vision personnelle, l’assaisonner d’onirisme, de fantastique, d’érotisme, ou, comme le clameront ses adversaires, du produit culturellement fertile de sa masturbation intellectuelle ?
Telle est bien la question. Mais, je n'ai pas souvenir que des films comme Heimat aient déclenché une telle controverse. Bien sûr, on était du côté des victimes. Ce qui change tout ? Le livre de Littel est-il moins "acceptable" car, apparemment, pétri de talent ?
Nicolas Bernard a écrit:
Autant résoudre une question immédiatement. Non, ce roman n’est pas un simple roman. Ce n’est pas une simple œuvre littéraire. Il n’y, chez Littell, aucune gratuité. Il l’avoue lui-même : l’homme a vu les charniers dans le cadre de son action humanitaire, et a depuis cherché à se l’expliquer, à l’expliquer. D’où un travail de recherche considérable, admirable même (on aimerait que certains historiens suivent son exemple). D’où cette somme d’informations, de détails, d’abréviations, de locutions allemandes. Les Bienveillantes, de même que La Guerre et la Paix de Tolstoï et le Vie et Destin de Grossman, fait partie de ces œuvres complexes à prétention historique. Littell ne cherche pas à créer des effets de style. En dépit de plusieurs passages purement oniriques et parfois très beaux, en dépit de clins d’œil ou de pastiches littéraires (voir la confrontation entre le narrateur et un commissaire politique soviétique, évocation de la littérature russe), sa plume est sèche, nerveuse, épuisante à force de nous immerger dans l’horreur. Littell est Baudelaire, Rimbaud et Maupassant lorsqu’il s’agit de parler rêve, fantasmes et hallucinations, mais il est Zola, celui de La Débâcle, pour nous exposer le crime. Chez Kressman Taylor (Inconnu à cette adresse), quelques dizaines de pages suffisent pour décrire la folie d’une idée. Chez Littell, il en faut 890, car il ne s’arrête pas à l’idée, mais prolonge sa réflexion au système que l’idée a créé.
Et n'est-ce pas cela qui gêne tellement ? On ne peut lire un tel livre et le refermer tranquillement. J'imagine que c'était en tous cas le but de Littel.
Nicolas Bernard a écrit:
En ce sens, l'ouvrage recèle une prétention historique, et les historiens ont le droit - le devoir même - d'émettre à son sujet leur avis, voire leurs critiques.
Sauf que pour l'instant, de ce que j'entends, ce ne sont pas tant les historiens qu'une certaine "intelligentsia" parisienne. J'espère que les historiens utiliserons leur arme favorite : le recul.
Nicolas Bernard a écrit:
Mais l’ouvrage n’est pas non plus réductible au manuel d’Histoire. En ce sens, ce livre me fait inévitablement penser à L’Archipel du Goulag : comme Soljenitsyne, Littell dénonce un mal érigé en empire, et décrit totalement une machine totalitaire ; comme Soljenitsyne, il opte pour la solution littéraire parce que pas plus que Soljenitsyne, il n’est historien. Là réside la nuance. Hilberg, Browning, Reitlinger, Kershaw, Mommsen, Aly, Heim, Brayard, Husson, Ingrao nous ont décortiqué le mécanisme du génocide. Ils s’arrêtent à l’événement, dont ils analysent le contenu, la portée. De par leur statut, ils doivent conserver certaine distance. Une distance que Littell réfute, de par son statut de romancier.
Apparemment, cette "légère" nuance a disparu des controverses actuelles. Oui, Littel est romancier et non, il n'est pas historien. Pour autant doit-on lui dénier le droit d'écrire sur le sujet ? Pourquoi demandons-nous à un romancier d'être réaliste ? Autant demander à un historien d'être romanesque.
A-t-on vilipendé Dumas pour avoir récrit l'histoire à sa manière ?
Michelet est toujours lu et commenté.
Nicolas Bernard a écrit: Le roman de Littell nous dépeint ainsi la corruption morale engendrée par le national-socialisme, mais prend soin de nous rappeler quelle part de responsabilité personnelle a abouti à faire des Allemands des bourreaux. La dégénérescence de toute une civilisation fait l’objet de pages brillantes, où les envolées lyriques sur les peuplades caucasiennes, la philosophie grecque ou la nature juridique de l’espoir nazi dissimulent des objectifs purement primaires. La culture, ici, n’est pas étalée pour le plaisir, mais par souci de conférer un sens, un alibi, à des visées beaucoup moins épiques, beaucoup plus pragmatiques.
Tel est l’une des leçons du roman de Littell : le nazisme est un déchet auquel ses zélateurs tiennent à donner une allure d’œuvre d’art.[/b] Il y a là l’un des fondements du négationnisme, qui cherche à laver le IIIe Reich de tous ses crimes.
C'est en cela, à mon avis, que ce livre est utile à une réflexion plutôt qu'à une simple condamnation du négationnisme. Peut-être Little va-t-il trop loin en nous poussant à chercher les profondes racines du mal, nous ne voulons pas voir, nous ne voulons que hocher la tête en proclamant que cela ne doit pas être. Nous somme nous aussi dans la négation lorsque nous refusons de prêter aux nazis une humanité, qui est aussi la nôtre.
(quand je dis "nous", j'entends l'ensemble des personnes rejettant une idée sans vouloir la connaître)
Nicolas Bernard a écrit:Mais mon commentaire est déjà bien long, et il est temps de finir. Je comparais Les Bienveillantes à L’Archipel du Goulag. En y réfléchissant, je songe également au Voyage au bout de la nuit, de Céline, ou encore à Candide, de Voltaire, mais un Candide perverti, devenu totalement meurtrier.
Peut-être les commentateurs n'accordent-ils pas à Littel le même talent que Céline ou Soljénitsyne...
Nicolas Bernard a écrit:Il faut aussi lire ce livre, qui est un grand roman. Mais il faut le lire avec la prudence nécessaire à ce type de lecture.
J'en avais l'intention mais pas tout de suite, (j'ai une pile énorme qui m'attend déjà) et je pense que cet ouvrage mérite un peu de recul.
Je crains que l'emballement médiatique ne contribue à le mettre entre des mains non averties, que tout ce bruit "dirige" la lecture.
En tous cas, merci pour ce commentaire fort intéressant. J'avais envie de le lire mais n'était pas totalement convaincue. Je le suis désormais.