Remarquable tribune
d'Historia dans laquelle tout humaniste se retrouvera je pense.
Je vous la livre in extenso :
HISTORIA EN DEUIL ET EN COLERELe samedi 17 octobre 2020
Les collaborateurs et amis d’Historia tiennent à témoigner de leur douleur et de leur colère suite à l’assassinat atroce d’un enseignant d’histoire qui exerçait son métier.
La mission de l’historien dans notre République, c’est de transmettre des savoirs et non des vérités révélées, c’est apprendre à penser contre soi-même, c’est revendiquer la liberté critique et la liberté tout court qui fonde une connaissance partagée, c’est faire en sorte que les libertés de conscience de chacun soient respectées, mais puissent participer d’une mémoire commune.
La tâche fut âpre et bien difficile au tout début du XXe siècle lors de la séparation de l’Église catholique et de l’État.
Elle l’est de nouveau selon des scénarios d’une violence inédite, avec les tenants d’un Islam radicalisé.
Encore une fois, l’École est l’épicentre de ces conflits et les professeurs d’histoire, des peuples comme des religions, sont les plus exposés. Les premiers pédagogues de la République, ce sont eux.
Et si nous sommes aujourd’hui à leur côté, ce n’est pas seulement pour partager un deuil, mais pour participer à un soutien citoyen et, on l’espère, d’État de longue, très longue haleine.
Guillaume Malaurie, directeur éditorial adjoint, Éric Pincas, rédacteur en chef, Victor Battaggion, rédacteur en chef adjoint chargé des Spéciaux Et les membres du Comité éditorial d’Historia : Jean-Yves Boriaud, Olivier Coquard, Bruno Dumézil, Jean-Yves Le Naour, Catherine Salles, Thierry Sarmant et Laurent Vissière.
Réagissez et donnez votre avis en nous écrivant à l'adresse suivante : [email protected]Lire ci-dessous les réactions des historiens, membres du comité éditorial d'Historia, ainsi que celles des professeur(e)s de collège et de lycée qui ont souhaité s'exprimer sur historia.fr.
•
Samuel a montré un dessin en classe et il a été décapité, par Olivier CoquardDonc Samuel a montré un dessin en classe et il a été décapité. Par un criminel probablement à peu près inculte, ballotté par le discours haineux des réseaux sociaux, manipulé par des intégristes islamiques, un criminel de 18 ans, un gosse qui a pris le train pour décapiter un homme qui avait montré un dessin en classe.
Et après, le prof d’histoire que je suis, l’ancien prof d’histoire-géographie en collège que je fus, doit réagir. La première réaction exprime la solidarité avec Samuel, avec les siens, avec ses collègues et ses élèves traumatisés désormais à vie. Solidarité, empathie, douleur aussi (même si rien n’égale en intensité celle qu’ils éprouvent depuis hier). Samuel avait montré un dessin en classe et il a été décapité.
Colère contre l’islamisme radical, contre sa capacité à s’insinuer partoutLa colère vient ensuite, éventuellement drapée dans les oripeaux de l’analyse. Colère contre l’islamisme radical, contre sa capacité à s’insinuer partout, dans tous les interstices de la fracture sociale : cet islamisme vénéneux, polymorphe, prend la figure de la lutte politique (Frères musulmans) ou de l’intransigeance religieuse (salafisme) ; il fait passer des idées commerciales pour des impératifs comportementaux (le Halal, invention des années 1980) ; il ment pour imposer un ordre moral, ramener les femmes à l’esclavage et les hommes à l’obéissance. Colère contre cet islamisme et colère contre ce qui rend possible son implantation : mépris des services publics, abandons en rafales ininterrompues depuis des décennies des espaces d’intégration (outre les services publics, les clubs, les associations…), pourtant nécessaires et donc réinvestis par l’hydre islamiste qui y met l’argent nécessaire. Colère contre ce système pourri, contre cette fabrique à crétins criminels où l’incurie publique sert de marchepied aujourd’hui à l’islamisme. Samuel avait montré un dessin en classe et il a été décapité.
Après la colère, la mise en perspective tentée. Je vois poindre la résurgence de la violence comme mode de régulation sociale et comme mode d’expression politique, une résurgence qui ne concerne pas que la France et pas que l’islamisme radical. Et aussi la diffusion de l’information par le biais des réseaux sociaux, ce tourbillon étourdissant qui aveugle le sens critique quand celui-ci est étouffé (ce contre quoi se battait Samuel, qui en est mort). Et encore le constat d’une présence partout du risque : Conflans Sainte-Honorine n’est pas le Bronx, ni même telle ou telle cité de Seine-Saint-Denis. Et d’autres mises en perspectives pourraient être réalisées, impliquant le contexte international ou le profil du criminel… Et à la fin, Samuel a montré un dessin en classe et il a été décapité.
Je continuerai à présenter la biographie du Prophète de l’islam en me servant de l’iconographie musulmaneAlors je me dis que je continuerai à présenter la biographie du Prophète de l’islam en me servant de l’iconographie musulmane, riche en portraits de Muhammad jusqu’au XVIe siècle ; que je continuerai à tenter de montrer à mes étudiants qu’on doit critiquer, interroger, questionner sa foi la plus profonde, y compris pour l’enrichir ; que j’ai de la chance d’avoir ces étudiants là comme j’ai eu de la chance d’avoir, à Bondy, les élèves que j’ai eus en collège avec lesquels les échanges existaient ; je me dis que je risque, moins que Samuel, qu’un crétin vienne me décapiter parce qu’il aura lu un tweet ou un post et qu’il aura sous la main un couteau ; je me dis que j’ai donc beaucoup de chance parce que Samuel, lui, a montré un dessin en classe et qu’il a été décapité.
Olivier Coquard
• Déchirer l’obscurantisme à la lumière de la connaissance et de la raison, par Jean-Yves Le Naour« Tel a assassiné sur les grandes routes qui, mieux dirigé, eût été le plus excellent serviteur de la cité. Cette tête de l’homme du peuple, cultivez-la, défrichez-la, arrosez-la, éclairez-la, moralisez-la, utilisez-la ; vous n’aurez plus besoin de la couper. » En 1834, Victor Hugo conclut ainsi Claude Gueux, un roman dirigé contre la peine de mort. A l’époque, il n’y a pas vraiment d’écoles pour les classes populaires, on est encore loin de Jules Ferry et des hussards noirs de la République, mais déjà l’écrivain rêve de déchirer l’obscurantisme à la lumière de la connaissance et de la raison.
Triste ironie, la tête qui roule aujourd’hui sous le couteau du sacrificateur, est celle d’un enseignant qui n’a fait que son travail, le même travail d’éducation civique que Victor Hugo appelait de ses vœux : apprendre aux enfants à comprendre leur temps, à se défier des censeurs, de leurs ciseaux, de leurs couteaux pour qu’ils puissent demain être libres de penser, d’agir, de choisir et même de penser contre.
La forêt grouillante du salafisme qui gangrène les cités et les consciencesMais quand ces mêmes enfants, Merah, Coulibaly et autres frères Kouachi, deviennent des assassins après être passés sur les bancs de cette même école destinée à l’émancipation, on ne peut manquer de se poser des questions. Certes, le jeune tchétchène en cause dans l’assassinat du professeur d’histoire-géographie du collège du Bois d’Aulne, n’a peut-être pas fréquenté assidument l’école de la République – je n’en sais pas plus à cette heure –, mais le problème se pose tout de même car cette violence extrême cache la forêt grouillante du salafisme qui gangrène les cités et les consciences.
Une de mes collègues de Marseille me disait il y a peu qu’elle était contestée dans son cours d’histoire par ses élèves de 5eme parce qu’elle osait dire Mahomet quand il aurait fallu dire Mohammed selon eux. En français, on dit pourtant Mahomet, comme on dit Londres et Pékin, et non London et Beijing, mais le seul usage du mot français suffisait à soulever le courroux des élèves musulmans qui le vivaient comme une insulte. En réalité, ils contestaient à une non musulmane le droit de parler de l’islam, scientifiquement qui plus est.
Les confrontations issues d’une interprétation religieuse rigoriste se sont multipliéesLongtemps tues par l’Education nationale, les confrontations issues d’une interprétation religieuse rigoriste se sont multipliées, en cours de sciences de la vie et de la terre, comme on dit aujourd’hui (on disait « biologie » autrefois), et en histoire tout spécialement. Il est paraît-il des endroits où il n’est pas facile d’enseigner la Shoah, où l’on oppose au martyre juif la souffrance des Palestiniens.
Bien sûr, l’histoire émancipe. Bien sûr l’école émancipe. Cela reste vrai aujourd’hui comme cela était hier, mais en lisant Magyd Cherfi – son avant dernier, Ma part de Gaulois – j’ai découvert que travailler, aimer l’école, le français et l’histoire, était perçu par beaucoup de ses camarades issus de l’immigration comme une forme de collaboration avec une sorte d’ennemi. Bien sûr, hier comme aujourd’hui, les nouveaux hussards noirs brandissent toujours les lumières face à un nouvel obscurantisme, ils livrent combat pied à pied. Mais les élèves lâchés le vendredi reviennent le lundi avec la tête farcie d’autres récits et d’autres discours.
L’école est le premier de leurs adversairesPourquoi la parole des professeurs, mise en concurrence, avec celles d’autres acteurs, l’emporterait fatalement ? On sait très bien ce que pensent les salafistes et autres rigoristes de l’école publique, affreuse école sans Dieu : elle démoralise, elle brouille les repères du genre, elle enseigne des valeurs dangereuses comme la liberté de penser, d’expression, l’esprit critique, l’égalité hommes-femmes, l’universalisme, la laïcité… L’école est le premier de leurs adversaires. Alors pour la brider ils intimident, harcèlent, portent plainte, contestent… et le pire c’est que cela marche bien souvent. Et nous, nous nous excusons d’être ce que nous sommes, des démocrates.
Nous avions oublié que la démocratie est un combat. Toujours recommencé. Hier, la République et son école ont eu maille à partir avec l’Église, aujourd’hui c’est avec les barbus fondamentalistes. La bataille que l’on croyait gagnée est à recommencer. « Je dis toujours la même chose parce que c’est toujours la même chose, écrit Molière. Si ce n’était pas toujours la même chose, je ne dirais pas toujours la même chose. »
Jean-Yves Le Naour
► Les professeurs ont la parole. Pour lire leurs témoignages, cliquez sur le lien ci-contre : Assassinat d'un professeur d'histoire. Les réactions des enseignants