Soxton a écrit:L'hypothèse des Soviétiques qui ont jeté leurs dernières forces en décembre n'est pas retenue par Hitler. Il sait que l'Armée rouge ne sera pas vaincue à brêve échéance.
Au début du mois de décembre Hitler ne se fait pas d'illusion sur une victoire immédiate. S'il est vrai que le déclenchement de l'opération Typhon en octobre a suscité d'énormes espoir, les Allemands ont déchanté quelques semaines plus tard. Nicolas Bernard ne manquera pas de signaler le moment où le pessimisme remplace l'optimisme initial. Est-ce la première quinzaine de novembre ? Est-ce la deuxième semaine ? Est-ce le premier jour du mois de décembre ?
Hitler sait qu'il faudra préparer une offensive l'année suivante.
Hitler sait que la situation en Russie est difficile, mais la perspective d'une guerre entre le Japon et les E-U lui sert de consolation.
Le moral de Hitler a fluctué. Aussi surprenant que cela puisse paraître, il est moins optimiste que ses généraux lors des préparatifs de
Barbarossa. Certes, le 3 février 1941, on l’a entendu plastronner :
"Quand “Barbarossaˮ s’ouvrira, le monde retiendra son souffle et se tiendra coi." Devant ses généraux, le 30 mars 1941, il stigmatise encore la mauvaise qualité du commandement et du matériel de l’Armée rouge, jugé en grande partie obsolète; il n’en assure pas moins que les forces soviétiques sont
"puissantes", parce que
"massives",
"tenaces" et pourvues d’un
"bon modèle de char lourd" – les tanks KV.
"Une porte s’est ouverte devant nous, affirmera-t-il quatre mois après le début des opérations, et nous ne savions pas ce qu’il y avait derrière. A la différence de ses généraux, le
Führer s’attend à ce que l’aventure soit douloureuse. Il aurait préféré attendre, ou s'engager après avoir conclu la paix avec la Grande-Bretagne, ce que le maintien de Churchill au pouvoir rendu illusoire. Mais repousser l’échéance reviendrait à faire le jeu de la Russie, en lui laissant moderniser ses forces armées, ainsi que de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis.
Les premiers jours de
Barbarossa, le dictateur nazi cède à des accès d'enthousiasme apparent.
"Dans quatre semaines, nous serons à Moscou, assure-t-il à la fin du mois de juin 1941. Moscou sera rasée jusqu’à la dernière pierre". Allégation qui ne manque pas de surprendre dans la mesure où Moscou n'est même pas l'objectif principal. En toute hypothèse, dans la nuit du 5 au 6 juillet 1941, le dictateur en rajoute:
"Le bolchévisme doit être exterminé. Si nécessaire, nous repartirons de l’avant partout où un nouveau foyer se formera". De son côté, Goebbels renchérit… mais non sans s’inquiéter, le 23 juin :
"Nous en aurons bientôt fini. Il faut que nous en ayons bientôt fini. Les gens n’ont pas très bon moral. Le peuple aspire à la paix. […]
Chaque nouveau théâtre de guerre crée des soucis et des inquiétudes".
Et puis, vers la seconde quinzaine de juillet, Hitler donne l'impression de revoir ses ambitions à la baisse. Le 11, alors que le ralentissement de l’offensive allemande est patent, il se laisse aller, pour la première fois de la campagne, à des confidences admiratives sur Staline, l’assimilant à
"l’une des figures les plus extraordinaires de l’Histoire mondiale. Il a débuté comme petit commis, et il n’a jamais cessé d’être un commis. Staline ne doit rien à l’art oratoire. Il gouverne depuis son bureau, grâce à une bureaucratie qui lui obéit au doigt et à l’œil." Et d’ajouter :
"Il est frappant que la propagande russe, dans les critiques qu’elle nous adresse, se tienne toujours à l’intérieur de certaines limites. Staline, ce Caucasien rusé, semble prêt à abandonner la Russie d’Europe dans le cas où le fait de ne point s’y résigner lui ferait tout perdre. Qu’on ne dise pas que de l’Oural il pourrait reconquérir l’Europe ! C’est comme si j’étais installé en Slovaquie et que, partant de là, je dusse reconquérir le Reich. C’est cette catastrophe qui causera la perte de l’empire soviétique." Ainsi, se dessine un premier reflux dans les ambitions du dictateur nazi: Staline devient soudainement respectable, et, rejeté au-delà de l'Oural, ne présenterait plus aucun danger, si bien qu'il n'est plus question d'anéantir le bolchevisme, "simplement" de le rejeter en Asie. Mais si Hitler songe peut-être à la paix, ce ne peut qu'être une paix carthaginoise, se traduisant par de larges annexions territoriales et le démantèlement de l’Armée rouge, comme l’atteste son propos du 27 juillet :
"Nous devons prendre soin d’empêcher la reconstitution d’une puissance militaire de ce côté-ci de l’Oural, dans la mesure où nos voisins de l’Ouest seront toujours alliés à nos voisins de l’Est. C’est ainsi que les Français ont jadis fait cause commune avec les Turcs et que maintenant, les Anglais agissent de même avec les Soviétiques. Quand je parle de ce côté-ci de l’Oural, j’entends une ligne située à 200 ou 300 kilomètres à l’est de l’Oural." Hitler semble cristalliser des buts de guerre qui, jusqu'alors, étaient nébuleux (réduits à une vague ligne "Volga-Arkhangelsk").
Hitler rejette, parallèlement, toutes les approches diplomatiques de Staline (dont une tendant à améliorer le sort des prisonniers de guerre des deux camps). Cependant, la bataille de Smolensk a fait son oeuvre, ralentissant l'ensemble de l'avance.
"Le Führer s’en veut beaucoup, intérieurement, de s’être ainsi laissé abuser sur le potentiel des bolcheviques par les rapports sur l’Union soviétique, rapporte Goebbels le 19 août.
Avant tout, le fait d’avoir sous-estimé l’arme blindée et l’aviation ennemie nous a posé des problèmes extrêmement importants au cours de nos opérations militaires. Il en a beaucoup souffert." Le désarroi du tyran est tel que ce dernier évoque devant son propagandiste favori l’hypothèse d’une paix avec Staline.
Cet espoir de paix (carthaginoise, s'entend) persiste au mois de septembre. Comme le note Goebbels le 24 de ce mois,
"Le Führer espère, dès qu’il aura atteint les plus proches objectifs, pouvoir libérer toute une série de divisions et la suite des événements dépendra ensuite de Staline et de la direction soviétique. Peut-être Staline capitulera-t-il, peut-être placera-t-il, à l’heure décisive, les ploutocrates face à la question de savoir s’ils peuvent lui apporter une aide à très grande échelle. Et si tel n’est pas le cas, il tentera peut-être d’obtenir une paix séparée. Le Führer y répondrait bien sûr positivement. Car une fois que le pouvoir militaire du bolchevisme sera brisé, il sera alors refoulé vers l’Asie. L’ambition impérialiste de la direction bolchevique s’orientera peut-être alors vers d’autres objectifs non européens. Mais cela ne nous concerne pas." Le ministère allemand des Affaires étrangères en était déjà informé:
"Si Staline se retire en Asie, il pourrait se voir accorder un traité de paix", note le secrétaire d’Etat Weizsäcker le 15 septembre. Selon un autre diplomate, Hasso von Etzdorf, Hitler
"voit deux possibilités pour l’avenir de Staline : soit il se fait renverser par son propre peuple, soit il essaie de faire la paix avec nous. En effet, dit-il, Staline, en tant que plus grand homme d’Etat encore en vie, doit réaliser qu’à 66 ans on ne peut s’atteler de nouveau à l’œuvre d’une vie, de sorte qu’il va essayer de sauver ce qu’il peut, avec notre bénédiction. A cet effet, nous devrons aller à sa rencontre. Si seulement Staline pouvait décider de relancer l’expansion de la Russie vers le sud, vers le Golfe persique, comme [Hitler] le lui avait recommandé par le passé, alors une coexistence pacifique entre l’Allemagne et la Russie deviendrait concevable." Et voilà: Staline a gagné le droit de survivre, certes le plus à l'Est possible.
C'est, à mon sens, dans ce contexte que se comprend la stratégie hitlérienne de l'automne 1941: anéantir l'Armée rouge devant Moscou (sans avoir nécessairement à prendre la ville, au moins la menacer d'encerclement), conquérir l'Ukraine orientale et le Caucase, pour abattre la résolution combative de Staline et à l'amener à se rendre, pour céder la Russie d'Europe, du moins sa majeure partie. Mais malgré d'importants succès initiaux, l'offensive s'essouffle. Le 19 novembre, Hitler commente, à l'attention du général Halder, non sans cherchant à donner davantage de lustre à une situation préoccupante:
"La victoire en Russie, que le Führer voir comme une prodigieuse réussite, est d'une grande importance politique. Il pense que le potentiel d'armement soviétique a été sérieusement amputé par la perte de sources majeures de matières premières, telles que le charbon, et que l'industrie d'armement russe mettra beaucoup de temps à s'en remettre. En ce qui concerne la Grande-Bretagne, il attache une grande importance aux tensions sociales internes. En ce qui concerne la France, il est très heureux que Weygand ait été dégagé. Toute sa vision exprime la conviction que le fait d’admettre qu’aucune des deux forces n’est capable d’annihiler l’autre mènera à une paix de compromis." On ne parle plus, ni de pulvériser le bolchevisme, ni de conquérir la Russie d'Europe, ni même d'une victoire décisive sur l'URSS, mais d'un affaiblissement (certes crucial) de son potentiel, puis d'une paix négociée, sans autre précision. Pour avantageuse qu'elle soit, ladite paix envisagée par le dictateur apparaît, d'emblée, encore moins ambitieuse que précédemment.
Bref, au fur et à mesure que s'avance l'année 1941, Hitler réalise que cette guerre ne tourne pas à son avantage, et qu'il peut fort bien la perdre. D'autant que les relations avec l'Amérique ont largement empiré. Si les Juifs d'URSS devaient, déjà, être éradiqués, le sort des Juifs d'Europe s'en ressent: jusqu'alors, il s'agissait de les transplanter - tous - dans une gigantesque réserve, à Madagascar ou aux confins de la Russie, de les stériliser, et de les laisser "s'éteindre" à l'échelle d'une génération. Et puis, progressivement, mais rapidement, on passe à un génocide à bref délai. Bref, à un projet de "civilisation", prévoyant un génocide "lent", sur une vingtaine d'années voire plus, succède une "opération vengeance": puisque la défaite allemande fait désormais partie du domaine des possibles, il n'est pas envisageable de laisser les Juifs survivre, et il faut donc les tuer tous, vite.
L'entrée en guerre contre les Etats-Unis s'inscrit dans ce contexte. Hitler, avec justesse, juge la confrontation inévitable. Il lui faut donc la retarder, tout en tentant d'enrôler le Japon, ce qui devrait coincer l'Amérique dans un conflit sur deux fronts - deux océans. D'où les promesses multipliées au Japon au cours de l'automne. Mais Hitler n'est pas informé des plans japonais. L'attaque de Pearl Harbor le surprend. Il réagit vite, cependant: dès le 8 décembre, son Ministre des Affaires étrangères communique à son ambassade de Tôkyô un projet d'alliance "à la vie à la mort" entre l'Allemagne, l'Italie et le Japon, contre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne; le jour même, Hitler, par la directive 39, tente de reprendre en main une stratégie globalement défensive en URSS; le lendemain, il ordonne à ses amiraux de s'attaquer à l'ex-"zone de sécurité américaine"; le 10, le Ministère des Affaires étrangères communique à ses établissements diplomatiques dans le monde que l'Allemagne sera en état de guerre avec les Etats-Unis le 11; le 11, Hitler réunit le Reichstag et annonce ledit état de guerre, tandis qu'est signé le traité d'alliance entre l'Allemagne, l'Italie et le Japon.
Comme je l'ai déjà indiqué, ces faits attestent que, pour Hitler, l'heure était grave. Conscient qu'il s'était véritablement enlisé en Russie, réalisant l'éventualité de sa défaite finale, il avait un besoin
vital des Japonais pour affaiblir, dans l'immédiat, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne - donc, limiter les dégâts d'une intervention américaine perçue comme inéluctable. Pas question, dès lors, de lanterner l'Empire du Soleil levant: dans ce contexte, il eût été, pour lui, du plus mauvais goût et de la plus suprême imprudence de retarder plus longtemps sa déclaration de guerre à Washington. En faisant la preuve de sa... hem... bonne foi, le dictateur nazi espérait cimenter l'Axe, infliger indirectement une succession de défaites aux Occidentaux (via les Japonais, et via ses sous-marins dans l'Atlantique, ce qui ne se réalise pas en quelques heures) pour gagner du temps et, en 1942, abattre l'Armée rouge, à tout le moins atteindre un but de guerre déjà fixé en 1941, à savoir le reste de la Crimée et de l'Ukraine, puis le Caucase.