Post Numéro: 16 de nicolas aubin 08 Mai 2019, 10:26
Bonjour,
Voici ce que j'ai écris sur la question du marché noir à l'automne 1944 dans mon ouvrage "les routes de la liberté. la logistique américaine en France et en Allemagne 1944-1945", histoire et collection, 2014, pp 146-147 :
"Le marché noir
Une autre plaie de l'US Army en 1944 fut son incapacité à faire face au marché noir. Si l'essence n'avait pas de prix pour les combattants, elle en avait un au marché noir, 5000 francs (100$) le jerrycan. Conserves de nourritures, cigarettes, vestes, Rangers et même camions faisaient aussi rêver les civils.
L'état-major attacha donc une grande importance à la lutte contre le marché noir. Ses premiers suspects furent les travailleurs français sur les quais. Après quatre années d'occupation et la persistance du rationnement, la découverte de l'opulence américaine avait de quoi faire craquer plus d'un Normand et pour une poignée elle parut même une opportunité exceptionnelle pour faire fortune, la revente de matériels américains volés pouvant se révéler des plus lucratif. La presse cherbourgeoise se fit l'écho de plusieurs condamnations pour vol dans des dépôts mal ou pas du tout surveillés et révéla l'existence de véritables réseaux de contrebandes dont les ramifications remontaient jusqu'à Paris. Fin août, le sous-préfet du Calvados en appela à l'honnêteté de ses administrés. En janvier 1945 la Normandy Base Section renvoya tous les ouvriers boulangers de l'Arsenal de Cherbourg suspects de voler la matière première et les remplaça par des prisonniers de guerre "plus sûrs" . Bernard le Quéré, un jeune français qui avait travaillé pour les Américains se souvient d'un important trafic et affirme que des camions furent abandonnés dans des chemins par des conducteurs français. Vides bien sûr . Jean Marie Aubin, alors enfant et qui fini pourtant la guerre habillé des pieds à la tête "made in America", plussoit : "des malfaiteurs se débarrassaient aussi de leur GMC dans les bassins du port du Havre" . Mais l'ampleur des disparitions ne laissait aucun doute sur l'existence de complicités au sein de l'armée américaine et dans l'écrasante majorité des cas, les GI semblent à l'origine du trafic, le plus souvent pour de l'alcool.
Que des chauffeurs ou des manutentionnaires pour l'essentiel noir de peau furent impliqués, ne surprit guère l'état-major peut-être du fait d'un racisme ordinaire. La situation fut particulièrement sensible sur la Red Ball Express. Les officiers et sous officiers responsables des convois reçurent des consignes très strictes : pas de pause en ville, éviter autant que possible le contact avec les civils, patrouiller le long de la colonne et veiller à ce qu'aucun conducteur ne s'éloigne de son camion lors des arrêts. Mais les moyens en force de police étaient limités. Dans les premiers jours de la Red Ball, certains conducteurs feignirent une panne pour mieux ouvrir un stand sur le bord de la route. Des MP en surveillance depuis plusieurs jours et qui n'avaient pas été relevés souffraient de la faim et étaient facilement corrompus à l'aide de quelques rations. Ils fermaient alors les yeux sur les petits trafics. Des conducteurs déclaraient s'être fait voler leur GMC alors qu'ils l'avaient vendu avec sa cargaison. L'état-major décida alors de les rendre financièrement responsables de leur véhicule. Les parcs et dépôts furent gardés mais comme le rappelle un vétéran, "les dépôts n'avaient aucun inventaire à jour. Nous pouvions y aller, charger ce l'on voulait sans que personne ne viennent nous contrôler. L'armée n'avait aucune trace de ce que transportaient les camions" . Durant l'hiver, les services des postes constatèrent une augmentation sensible des sommes d'argent envoyées aux familles par les soldats, une partie provenait certainement du marché noir. 19 000 soldats avaient désertés et la police les suspectait de vivre du trafic de matériel militaire comme l'affirme le magazine Yank : "Les profits les plus lucratifs viennent du trafic d'essence et de camions et non de celui des rations Dans le Paris interlope, dans les bars, les cafés, les hôtels, les maisons de passe de Montmartre ou Montparnasse, les gangsters français font affaire avec des déserteurs qui leurs livrent en gros". Le seul document permettant de quantifier son importance est un rapport de la Normandy base Section à la fin du mois de septembre 1944 qui estima que le pillage des convois routiers et ferroviaires se serait traduit par la perte de 25% de tous les matériels destinés aux combattants, soit la bagatelle de 20 000 tonnes égarés ! Un tel chiffre laisse perplexe surtout si on fait abstraction des munitions qui n'intéressait pas les civils. Sans autre précision on ne peut que conjecturer sur la fiabilité d'un tel chiffre en envisageant par exemple une erreur de décimale (2,5%) ou que l'auteur ne voulait parler que de certains items comme les cigarettes. Il est vrai que le marché noir a nourri les fantasmes comme ce chiffre de 2 000 camions volés dans la région parisienne ou encore celui de 66 millions de paquets de cigarettes disparus sur les 77 millions débarqués en septembre . "
Mes sources ont été : le tome de l'histoire officielle de l'armée américaine écrit par Ruppenthal, Logistics support of the Army ; Stéphane Lamarche, la Normandie américaine, David P Colley, The road to victory, et différents témoignages de civils français recueillis par mes soins.
Les chiffres de Demoulin sont donc farfelus, mélange d'une réalité et d'une exagération grossière pour trouver des boucs-émissaires (plutôt de couleur, la remarque est évidemment insidieuse) à l'échec de Arnhem... la remarque est d'autant plus malhonnête que l'opération d'Arnhem est massivement ravitaillée par les troupes britanniques et non par les unités noires de l'armée américaine (sauf qq compagnies prêtées pour assurer le ravitaillement des deux divisions para US et largement minoritaires dans le total). On insistera cependant sur le fait que dans les rapports de l'US Army, le marché noir est systématiquement associé à l'origine ethnique des GI responsables sans tenir compte que les noirs forment l'essentiel des effectifs à l'arrière et sont donc de facto surreprésentés et en occultant le rôle des officiers blancs qui les encadrent. Un racisme du quotidien.
Dans le domaine du marché noir, les ragots sont légions, tout le monde - hormis les responsables de la sécurité - ayant intérêt à l'exagérer (les trafiquants pour se faire mousser, les combattants pour trouver des boucs émissaires, les pontes de la logistique pour justifier la modestie des livraisons effectuées). Ce fut une réalité d'autant plus vive que les besoins des civils étaient considérables et que l'urgence de la poursuite avait amené à être très laxiste dans la tenue de la comptabilité, pour autant en faire la cause unique des déboires alliés en septembre 1944, c'est de la science fiction. il y a suffisamment d'autres explications (doctrine défaillante, dispersion de l'effort entre les deux armées américaines, insuffisance des effectifs des compagnies routières, négligence des unités combattantes qui ont tardé à gérer la pénurie) pour ne pas avoir à se réfugier derrière le marché noir.
Cordialement
Nicolas Aubin