La chronique d’André Loez dans le Monde, le jour de la sortie de l’ouvrage, a mis en exergue des fautes de débutant -ce que les auteurs ne sont pas-, dont je puis moi-même allonger la liste (et je l’ai fait ici et ailleurs). Mais le plus important réside dans la démarche qui tend à exclure le personnage principal de sa propre œuvre, comme les auteurs l’indiquent eux-mêmes dans l'interview aux Inrocks en donnant leur caution à un slogan de leur attachée de presse : « la biographie qui vous fera oublier Hitler ». Ce paradoxal programme n’est évidemment pas complètement rempli. Par exemple, Hitler est présenté à juste titre comme entièrement et personnellement responsable du déclenchement de la guerre en 1939.
Comme l’écrivait Karl-Dietrich Bracher en 1969 en ouverture de sa Dictature allemande, « L’histoire du nazisme est d’abord celle de sa sous-estimation ». Cette position a été caricaturée sous l’étiquette infamante d’« intentionnalisme » par une école étiquetée « fonctionnaliste », hégémonique dans les universités du monde non communiste dans les années 1970-80 et du monde tout court ensuite -mais cependant battue en brèche depuis 1990 par une réintroduction plus ou moins explicite du rôle majeur du parti et de son chef, au point que les fonctionnalistes de cette période -un Kershaw, un Burrin, un Browning- ont éprouvé le besoin de se dire « fonctionnalistes modérés ». C’est donc de la résurgence d’un fonctionnalisme pur et décomplexé que ce petit livre souhaite être l’hirondelle.
La caricature se poursuit par une chronologie fautive de l’historiographie, à la fois dans l’introduction du livre et dans diverses interventions des auteurs : il y aurait eu, avant le fonctionnalisme, une longue période pendant laquelle les historiens faisaient tout découler de l’action de Hitler. Boileau aurait écrit : « Enfin Broszat survint et le premier en Prusse… ». Mais rien n’est plus faux et l’effacement de Hitler, ou sa sous-estimation, sont en fait contemporains du surgissement du phénomène dans le Munich de 1920.
Qu’on songe par exemple au très influent nazi repenti qu’était Hermann Rauschning, professant en 1938-39 que le nazisme était un « nihilisme » purement destructeur et son chef l’instrument de forces occultes. Pensons aussi à ce qu’il faut bien appeler un chef-d’œuvre hitlérien, la victoire militaire sur la France, dont toute une littérature s’acharne depuis 1945, et encore sous nos yeux, à déposséder son auteur au profit d’une triplette de généraux, nommés Manstein, Guderian et Rommel. Là-dessus, Chapoutot et Ingrao innovent, poussant à l’extrême le portrait de Hitler en analphabète militaire. Comme il n’avait d’autre expérience que celle des combats à pied de 1914, il n’avait rien compris à la modernisation survenue entre-temps et la vitesse des blindés ne lui inspirait qu’appréhension, écrivent-ils en projetant sans aucun souci de vérification un fantasme qui n’appartient qu’à eux… et qu’on chercherait vainement dans les écrits sur cette campagne de Manstein, de Guderian ou de Rommel.
Le fait qu’un tel livre soit encore possible, et la levée de boucliers que tout de même il suscite, montrent que l’histoire du nazisme est à une croisée de chemins. Ce n’est pas d’une surestimation de Hitler qu’elle a souffert, mais bien du contraire. Aussi bien d’ailleurs en ce qui concerne ses tares que ses talents. La Shoah, résultat d’un concours de circonstances plutôt que d’un dessein génocidaire mûri dont l’occasion était patiemment attendue : là n’est pas la moindre erreur de ce livre-symptôme.