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Les Juifs et la ligne de démarcation

Pétain, Laval, le régime de Vichy et tous ceux qui furent acteurs de cette période sombre de notre histoire. La collaboration, les collaborateurs, la vie quotidienne sous la botte de l'occupant, les privations, le marché noir...
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Les Juifs et la ligne de démarcation

Nouveau message Post Numéro: 1  Nouveau message de Prosper Vandenbroucke  Nouveau message 12 Juil 2018, 15:39

Bonjour Un peu long sans doute mais très intéressant

L’armistice signé avec la France le 22 juin 1940 présente plusieurs avantages pour l’Allemagne :
il empêche l’armée française de poursuivre la guerre depuis les bases de l’Empire ; il permet de retourner le maximum de forces contre l’Angleterre et, surtout, il donne au Reich la possibilité de tenir en mains les ressources économiques du pays vaincu.
Aussi l’établissement de la ligne de démarcation n’est-il pas une marque de mansuétude de Hitler, mais il doit plutôt être compris comme un sursis, en attendant un hypothétique traité de paix ou… une occupation totale, envisagée lors de la préparation du texte d’armistice. Son tracé n’épouse pas la ligne de cessez-le-feu. Les articles 2 et 3 de la convention d’armistice en font un véritable obstacle pour l’administration, pour l’économie de la France, mais aussi pour toutes les personnes – françaises et étrangères – présentes sur le sol national . Elle est du ressort du MBF (MilitärBefehlshaber in Frankreich), de l’ambassadeur Otto Abetz et de Hitler.
Quel rôle la ligne de démarcation a-t-elle joué dans le sort des Juifs ? Comment le gouvernement de Vichy a-t-il transformé son versant non-occupé en un obstacle redoutable pour le passage clandestin, qu’ils sont nombreux à tenter, mais aussi pour leurs biens ? La ligne de démarcation – tamis vite transformé en piège – fut-elle plus fatale aux Juifs du côté français ou du côté allemand ? Au rythme des persécutions, quelle perception les Juifs en eurent-ils ? À partir de la fin de 1941, année où se multiplient les rafles, quel espoir la « frontière » entre une zone occupée par les nazis et une zone dite « libre » pouvait-elle susciter ?
L’historiographie s’est abondamment penchée sur la politique antisémite de Vichy, mais on ne s’est guère intéressé encore aux consignes données aux postes français de surveillance à la ligne de démarcation. Or, combien d’« indésirables », de Juifs – français et étrangers – furent internés, refoulés, déportés, envoyés dans les Groupements de travailleurs étrangers (GTE), après une interpellation sur un point de passage inter-zones ? Il est vrai que les sources relatives aux passages clandestins de Juifs sont partielles, même si l’on peut recourir à des sources orales et à certains documents des organes répressifs allemands et français. Elles évoquent cependant le sujet lorsqu’il prend de l’importance, c’est-à-dire après chaque mesure anti-juive en zone occupée. La littérature et les mémoires fournissent une somme impressionnante de récits sur de telles tentatives. Souvent romancés, voire épiques ou héroïques, ils ne correspondent pas toujours, cependant, à la réalité multiforme des risques encourus et donnent assez peu d’informations sur la ligne de démarcation.
Il s'agit donc d’étudier d’abord les conséquences humaines et économiques de l’instauration de la ligne pour les Juifs, entre la fin de l’été 1940 et le printemps 1941. Analysons ensuite les ambiguïtés et les paradoxes du régime de Vichy dans le regard porté sur les premières grandes vagues de passages clandestins de Juifs en 1941, ainsi que les réactions suscitées dans l’opinion publique. Enfin, l'investigation s’arrêtera plus longuement sur 1942, année des premières déportations.
Été 1940 - printemps 1941 : l’ambivalence des premiers passages
Dès juillet 1940, les états-majors militaires français développent des contacts avec les gardiens allemands de la Demarkationslinie et peuvent dégager quelques règles
Parmi les nombreuses consignes données aux préfectures les plus proches, il est stipulé notamment que le passage de la ligne de démarcation doit se faire « sans esprit de retour ». La liste des personnes autorisées à la franchir dans le sens Sud-Nord comprend les réfugiés (hollandais, luxembourgeois, belges, autrichiens et ressortissants des pays occupés par l’Allemagne), les Alsaciens-Lorrains de « race et de langue allemandes » et les Français appartenant aux catégories suivantes : ceux qui habitaient, avant les combats, entre la ligne de démarcation et la ligne du Nord-Est, les travailleurs des mines de houille du bassin de Lens-Béthune et leurs familles, les gendarmes français « munis d’une autorisation du MBF », ainsi que les « Juifs de toutes catégories munis de pièces en règleNéanmoins, dans une note de bas de page, les états-majors mentionnent que certains postes allemands refoulent les Juifs en zone non occupée 
Or, 100 000 Juifs auraient emprunté les routes de l’exode, soit près de la moitié des Juifs de France 
Parmi les Juifs français, un tiers serait rentré à Paris, soit 30 000 personnes environ.
Dans les premières semaines de l’Occupation, le contrôle français, situé en face des postes allemands, effectué par des bribes de l’armée d’armistice, est quasi inexistant ou très inefficace. Les moyens matériels sont dérisoires. Mais le régime vichyste s’attelle assez vite à tenter de régler le problème du passage des Juifs.
En 1940, le Reich nazi poursuit son projet d’expulsion des Juifs d’Allemagne, commencé en 1938
Il dévoile très vite certains de ses desseins raciaux en transformant la ligne de démarcation en « déversoir  » de Juifs allemands vers la zone non occupée. Vichy montre également un zèle particulier à refuser l’arrivée de ces Juifs rejetés dans la zone non occupée. Les hommes de Vichy vivent dans la hantise de la crise des réfugiés des années trente et d’un afflux incontrôlé de personnes peu « désirées ». Corrélativement, les Allemands pensent que la France est incapable de prendre des mesures raciales.
Vichy se voit forcer la main, une première fois, en juillet 1940 : 3 000 Juifs d’Alsace sont expulsés dans des conditions dramatiques. En zone non occupée, les réactions de l’opinion publique face à ce premier exode sont faibles. Le 8 août 1940, sans préavis, 1 400 Juifs allemands réfugiés à Bordeaux sont expulsés en zone non occupée. Le 22 octobre 1940, un peu plus de 6 500 Juifs du Pays de Bade et de Sarre-Palatinat sont convoyés en train, de nuit, vers Lyon, franchissant la ligne de démarcation à Chalon-sur-Saône, l’un des principaux carrefours officiels du passage inter-zones (avec Vierzon, Moulins-sur-Allier, Langon). Les nazis se sont débarrassés de quelques-uns de « leurs » Juifs, à la grande fureur des responsables vichystes qui n’ont pas été avertis. Ils souhaitent renvoyer ces Juifs ipso facto de l’autre côté de la ligne de démarcation, mais en vain . Le lendemain, Pétain, humilié, rencontre Hitler à Montoire. Devant les vives protestations françaises, les Allemands renoncent à l’expulsion des Juifs de Hesse, ce qui ne les empêche pas, comme le montrent des rapports de gendarmerie, de faire passer discrètement quelques autres Juifs de l’autre côté de la ligne, en 1941.
Ainsi, les dirigeants de la ville thermale font-ils de cette limite une sorte de « cordon sanitaire », même si la zone non occupée n’est pas encore devenue pleinement une zone de refuge pour les Juifs fuyant la zone occupée. Cependant, l’ordonnance du MBF du 27 septembre 1940, premier texte d’une longue série de lois d’exception, confirme l’usage que les Allemands peuvent faire d’une « frontière » imposée : elle interdit notamment le retour des Juifs de la zone non occupée vers la zone occupée. L’idée vient d’Otto Abetz, l’ambassadeur du Reich à Paris, qui l’a conçue dès le mois d’août 1940, Hitler ayant « l’intention d’évacuer tous les Juifs hors d’Europe après la guerre ». Le passage clandestin de la ligne de démarcation est l’objet d’une ordonnance allemande en date du 4 octobre 1940, « interdisant le passage sans autorisation », publiée au JO le 17 octobre et communiquée à la presse le 18 : « Toute personne qui passe sans autorisation la ligne de démarcation dans la zone non occupée sans l’autorisation prescrite, sera punie. » Les peines encourues vont de l’amende à la condamnation à mort, en cas de passage de renseignements. Évidemment, pour les Juifs, ces risques se doublent de toutes les mesures discriminatoires prises à leur encontre, de part et d’autre de la ligne. Ils sont des passagers clandestins spécifiques, évidemment plus vulnérables que les autres.
Certes, la ligne est une gêne pour le « royaume » de Pétain et sa suppression est vivement souhaitée, mais paradoxalement, à la moindre menace allemande, le régime se cache derrière elle comme derrière un écran protecteur. Dès qu’il s’agit du passage de Juifs, Vichy évoque la ligne comme s’il s’agissait des nouvelles frontières septentrionale et occidentale de la France. À la fin de l’automne 1940, elle est devenue un outil pour la mise en place de mesures anti-juives allemandes. Vichy peut-il constituer une protection ? Le premier statut des Juifs promulgué par Vichy ouvre une voie inverse. Dès lors, les Juifs des deux zones sont placés devant des choix délicats.
La ligne de démarcation est éloignée des principaux lieux de vie traditionnels des Juifs de France. Avant la guerre, ces derniers habitaient surtout la région parisienne, l’Alsace et quelques grandes villes comme Lyon, Marseille, Bordeaux et Nice. Dans le reste du pays, ils étaient disséminés en très petits groupes : les historiens estiment que seuls 50 000 Juifs n’habitant pas les zones susmentionnées vivaient parmi les 33 millions de Français.
L’exode et les combats de 1940 ont fait éclater les cadres culturels, sociaux et politiques des Juifs français et étrangers. La ligne de démarcation renforce cette situation. Elle entrave le fonctionnement des œuvres d’entraide juives, car toutes ou presque se sont installées en zone non occupée. La ligne crée donc une distance entre les Juifs restés à Paris et les centres de décision communautaires.
Pour les Juifs de la zone non occupée désireux de retourner en zone occupée, le passage clandestin est, à partir de septembre 1940, la seule issue. Dans ces conditions, de nombreux Juifs démobilisés restent bloqués en zone non occupée. Mais pour les Juifs de zone occupée, la question se pose : que faire ? Tout dépend en fait des moyens financiers et du choix de conscience de chacun.
La situation des Juifs étrangers est plus problématique ; sans attache familiale en zone non occupée, ils sont plus facilement repérables par leur accent étranger ou par leur absence de maîtrise du français. En octobre 1940, Léon Poliakov pose cette question pleine de confusion et d’incertitude : « On fait des projets d’évasion, mais vers quel havre ? » Doit-il retourner en Union soviétique, son pays natal ? La ligne de démarcation est de toute façon une étape du périple, mais la traversée exige notamment de rémunérer les passeurs. En 1940, il ne lui en coûte « que » 300 francs. Mais il hésite longtemps et, arrivé en zone non occupée, il s’exclame : « J’étais en zone libre ! Mais était-ce la liberté  ? »
Contrairement à lui, beaucoup de Juifs russes réfugiés en zone non occupée regagnent Paris, n’envisageant pas de pouvoir vivre ailleurs que dans leur appartement de la capitale. Ils n’ont aucun autre point de chute. Robert Debré choisit lui aussi de rester à Paris, malgré les objurgations de son ami Jean Chiappe de quitter au plus vite la zone occupée pour la zone libre, plus sûre, pense-t-il  Dans son journal, Jacques Biélinky journaliste, évoque à plusieurs reprises les dangers du passage de la ligne de démarcation et le sort enviable des Juifs qui se trouvent déjà en zone non occupée. Il souligne le fait qu’être juif à Paris n’est pas facile : le fromage, les œufs, le café manquent, et même si l’interdiction des envois de colis interzones est levée, les Juifs immigrés ne bénéficient que très rarement d’un réseau familial ou amical qui pourrait leur faire parvenir les produits du terroir.
Il y a enfin une catégorie – minoritaire – de Juifs, que l’on peut qualifier de « légalistes », qui respectent scrupuleusement toutes les lois allemandes et vichystes et pour laquelle le franchissement de la ligne de démarcation n’a aucun sens. Il en est même pour penser que le passage clandestin est une trahison et une lâcheté. Tel est le cas, par exemple, de René Blum, ancien directeur du Ballet de Monte-Carlo et frère de Léon Blum, à propos duquel son ami Philippe Erlanger écrit : « René ne saurait admettre ma fuite. Il répète : il faut tenir, témoigner. À ses yeux, je deviens un déserteur»
En septembre 1940, les Juifs sont encore des citoyens comme les autres. Certains franchissent le pas, d’autres non. Cependant, si en 1940 la ligne est encore, pour les Juifs français, un obstacle assez facilement surmontable, elle constitue déjà, en revanche, une frontière économique et financière de premier ordre pour les biens et les fonds.
Dans les premiers jours de l’Occupation, une certaine panique gagne les banques et les compagnies d’assurances françaises. Dans les archives de la Banque de France, on relève une série de consignes précises sur les transferts de fonds juifs. Avant la guerre, ces ressources étaient presque exclusivement concentrées en région parisienne.
La note du 25 août 1941, produite par le Commissariat général aux questions juives (CGQJ), aggrave les mesures allemandes. Les Juifs réfugiés en zone non occupée et qui disposent de ressources en zone occupée ne peuvent plus recevoir de « subsides alimentaires », sauf dérogation très exceptionnelle. Combien de Juifs bloqués ou rejetés en zone non occupée voient ainsi leurs biens et leurs fonds prisonniers en zone occupée ? La ligne de démarcation est à l’origine de la ruine de nombreuses familles juives. Les banquiers, les notaires et les assureurs ne peuvent plus se faire payer par les Juifs. Les loyers des appartements parisiens ne sont plus acquittés, sinon par des détours très dangereux. Les interdictions et les limitations qui frappent l’acheminement du courrier constituent également une gêne considérable.
Outre le problème des transferts de fonds et de biens, la ligne de démarcation devient donc une cloison étanche pour le fonctionnement de centaines d’entreprises juives 
Dès l’automne 1940, les nazis lancent le processus d’« aryanisation » en zone occupée.
Vichy s’emploie dès lors à éviter tout débordement de la législation allemande en zone non occupée. Cela est patent lorsque l’on étudie de plus près l’aryanisation des entreprises « à cheval sur les deux zones  ».
L’existence de la division sert souvent de prétexte aux Allemands, pour savoir ce qui se passe en zone non occupée ; les entreprises juives actives dans les deux zones, peuvent leur en donner les moyens. Des Juifs réfugiés en zone non occupée créent de nouvelles entreprises, alors que leur capital est resté en zone occupée. À l’évidence, les Allemands désirent voir les pouvoirs des administrateurs provisoires de la zone occupée s’étendre à l’ensemble du territoire français. Mais les autorités de Vichy ont prévenu cette pression par la loi du 10 septembre 1940 et son décret d’application du 16 janvier 1941 : elles peuvent limiter les prérogatives des administrateurs provisoires, en se retranchant derrière la ligne de démarcation pour empêcher leur élargissement en zone non occupée. Sans cesse, le MBF demande des précisions au gouvernement du maréchal Pétain, qui élude la question. Par une lettre du 16 avril 1941, Jean Bichelonne répond ainsi qu’un Commissariat général aux questions juives a été créé et qu’il va s’occuper de ces problèmes 
Des joutes épistolaires acerbes s’engagent entre Xavier Vallat, commissaire général aux questions juives, et le MBF Pour le Troisième Reich, la ligne de démarcation ne doit pas être un obstacle à l’aryanisation des entreprises juives. Le 25 novembre 1941, le MBF écrit à Xavier Vallat : « […] Avec une aryanisation unifiée des entreprises pour la France tout entière, il faudra aboutir nécessairement à un accord des deux gouvernements, alors qu’à l’heure actuelle, l’aryanisation se fait par tronçons dans les deux zones »
Des entreprises juives de zone non occupée continuent à bénéficier d’un approvisionnement venu de la zone occupée. On peut lire par exemple dans le rapport d’un administrateur provisoire au SCAP (Service de contrôle des administrateurs provisoires), en date du 30 octobre 1941 : « Il y a malheureusement de nombreux israélites qui, une fois en zone libre, ont pu obtenir un nouveau Registre de Commerce et monter une nouvelle Maison » Et de citer le cas d’une entreprise textile, la Maison L., qui, restée à Paris, n’obtient plus aucun approvisionnement en tissu de ses anciens fournisseurs qui servent exclusivement la nouvelle Maison L.-bis, établie à Castres, en zone non occupée.
En fait, ce qui intéresse Xavier Vallat c’est « le transfert vers le Sud des ressources économiques des Juifs  ». Il se joue à plusieurs reprises des accords contractés avec le Docteur Blanke, chargé de l’aryanisation au MBF, bien que sa marge de manœuvre reste toujours très étroite ; il parvient in extremis à maintenir des administrateurs provisoires séparés de chaque côté de la ligne de démarcation. Le transfert de toutes les richesses des Juifs d’une zone à l’autre eut des conséquences sur l’ensemble de l’économie française.
Jusqu’au printemps 1941, le choix fait par certains Juifs de rester en zone occupée, pour ne pas abandonner leurs biens, peut se justifier. Mais de nouvelles mesures les obligent bientôt à envisager le départ.
1941 : espoir et piège
Le statut des Juifs du 3 octobre 1940 représente une première étape destinée à montrer aux Allemands une certaine bonne volonté française, conforme en particulier à la vision géopolitique de Pierre Laval. Il s’agit également d’affirmer un antisémitisme rival. La ligne de démarcation prend alors un autre visage.
La surveillance française sur la ligne se structure et se renforce au long de l’année 1941, au rythme d’un antisémitisme qui va crescendo et de pressions allemandes de plus en plus lourdes. L’espoir d’une paix imminente faiblissant, les dirigeants de Vichy souhaitent avant tout établir ou maintenir le peu de souveraineté administrative qui leur reste en zone occupée. L’indifférence et le silence de l’opinion facilitent la liberté d’action des antisémites. Et cela d’autant plus que la situation socio-économique des Juifs ne cesse de s’aggraver : d’après un rapport du Consistoire central, à l’été 1941, près de 50% des Juifs n’ont plus aucun moyen d’existence 
Sur la ligne de démarcation, la répression française s’amplifie progressivement pour se durcir vraiment durant le second semestre de 1941. La création du CGQJ, le 29 mars, aggrave le sort des Juifs du côté français de la ligne. Les deux statuts des Juifs du 3 octobre 1940 et du 2 juin 1941, ainsi que la loi du 22 juillet 1941 sur l’aryanisation des biens juifs, avaient déjà rendu encore plus insoutenable la situation des Juifs dans les deux France.
À partir du printemps 1941, l’étau de la répression se resserre de chaque côté de la ligne, qui commence alors à jouer pleinement son rôle de « filet à Juifs », un filet aux mailles plus étroites encore pour les Juifs étrangers. Octobre 1941 voit la création de la Police aux questions juives (PQJ) dans les deux zones. Le 23 octobre 1941, le gouvernement de Vichy a demandé la fermeture de cinq points de passage aux ressortissants étrangers : Saint-Aignan (Loir-et-Cher), Levet (Cher), La Rochefoucault (Charente), Digouin et Varenne-Rouillon (Saône-et-Loire) 
Le 3 novembre 1941, le personnel de police est renforcé. Le 27 novembre 1941, des journaux de zone sud annoncent à leurs lecteurs que les préfets ont reçu pour instruction de renforcer la surveillance à la ligne de démarcation et d’interner les israélites étrangers qui la franchiraient clandestinement.
Cependant, la zone non occupée ressemble de plus en plus à un mirage de liberté pour de nombreuses familles juives, et plus encore après les premières rafles parisiennes de la mi-mai 1941, des 15 et 20 août 1941 (4 230 personnes arrêtées dans le XIe arrondissement de Paris par les policiers français et allemands), du 12 décembre 1941 (avec les premières arrestations de personnalités juives françaises). À cela s’ajoutent, le 14 décembre, une amende d’un milliard à payer par les Juifs de la zone occupée, la déportation vers l’Est « d’un grand nombre d’éléments judéo-bolcheviques » et l’exécution de cent otages. Après cette date, les autorités françaises informent les postes de police et les brigades de gendarmerie de la probable arrivée massive de Juifs à la ligne de démarcation, à la suite de l’arrestation de plusieurs personnalités juives. C’est alors que l’on peut situer le début de la deuxième vague de passages clandestins de Juifs, après celle qui a suivi la signature de l’armistice. Il y a bien eu des passages réguliers depuis l’armistice, mais seulement de manière ponctuelle. Ce nouvel afflux est le résultat de la prise de conscience, par un grand nombre de Juifs, de l’aggravation de la situation en zone occupée. Le premier flux d’envergure, à une échelle jusqu’alors inconnue pour les Juifs, commence alors dans le sens Nord-Sud. On imagine avec quelle précipitation les Juifs en fuite ont préparé leur départ. Certains, sans doute, hésitaient depuis plusieurs semaines.
En décembre 1941, la ligne de démarcation devient ainsi un véritable piège, surtout pour les Juifs étrangers. Par exemple : le 15 décembre 1941, trois jours après la rafle des personnalités parisiennes, une lettre envoyée par le secrétaire d’État à l’Intérieur Rivalland, fait remarquer aux préfets : « J’ai constaté une sérieuse recrudescence des passages clandestins de la ligne de démarcation, par des israélites étrangers  ». Afin d’y mettre fin, le ministre suggère que soit publié dans la presse un communiqué annonçant un renforcement de la surveillance sur la ligne et l’internement des Juifs étrangers arrêtés en tentant de la franchir illégalement. Ce même 15 décembre, des brigades de gendarmerie limitrophes de la ligne constatent une importante augmentation du nombre de passages clandestins de Juifs. Certaines d’entre elles s’emploient, avec plus ou moins de zèle, à les réprimer. Depuis début décembre, en Gironde, les brigades stationnées dans la périphérie de la circonscription de la brigade de Montpon, en bordure de la ligne, organisent une surveillance étroite des hôtels. Dans un rapport du 15 décembre, le commandant précise que « des embuscades tendues par la brigade de Montpon, de jour comme de nuit, n’ont pas réussi à établir les déplacements de passages clandestins aiguillés par lesdits trafiquants ». Il s’agit de passeurs, activement recherchés, que la terminologie utilisée présente comme de véritables criminels. Dans la plupart des cas, ils sont mus surtout par l’appât du gain et, parfois même, ils renseignent les gendarmes et les policiers en poste sur la ligne, dénonçant ceux qu’ils sont supposés aider. Les Allemands montent des embuscades et infiltrent des réseaux clandestins.
Le problème se pose aussi pour les « frontaliers » : l’arrivée inhabituelle et massive de Juifs dans les communes de démarcation ne peut guère passer inaperçue. La présence soudaine de dizaines, voire de centaines de fugitifs dans ces villages « frontaliers » trouble en effet la vie quotidienne de la population locale qui ignorait souvent jusque-là ce qu’était un Juif. Aux yeux de beaucoup, ce ne sont pas tant des Juifs qui échouent ainsi près de la ligne, que des « étrangers » à la communauté villageoise, qui déferlent dans la région en des temps de pénurie alimentaire croissante. Le 15 septembre 1941, d’après les archives du CGQJ, 109 244 Juifs résident en zone non occupée, dont 57 000 Français et 53 000 étrangers, parmi lesquels 9 250 internés. Ces chiffres sont néanmoins à prendre avec prudence.
Pour autant, dans les parties libres de neuf des treize départements divisés par la ligne, il y a 24 704 Juifs, dont 10 302 étrangers. Or, l’Ain, l’Allier, les Basses-Pyrénées (Pyrénées-Atlantiques actuelles), le Cher, la Dordogne, la Gironde, le Jura, les Landes et la Saône-et-Loire comptaient peu ou pas de Juifs avant la guerre, à la différence de la Gironde, avec l’ancienne communauté de Bordeaux.
L’exode de mai-juin 1940 et la fuite devant les mesures allemandes en zone occupée ont considérablement grossi le nombre de Juifs en zone non occupée. Sur onze des treize parties non occupées des départements divisés (le Loir-et-Cher et la Saône-et-Loire ne sont pas comptabilisés), huit comptent plus de mille Juifs. En Dordogne, des milliers de Juifs alsaciens et lorrains sont arrivés au printemps 1940. À l’exception des Basses-Pyrénées, où 3 500 Juifs (sur 7 154) sont internés au camp de Gurs, l’afflux imprévu de Juifs dans les villages et les petites villes suscite des comportements contrastés : les attitudes oscillent entre le rejet, variable suivant les régions, l’indifférence et l’entraide.
La lecture des rapports des brigades de gendarmerie implantées dans un rayon d’environ quarante kilomètres de part et d’autre de la ligne, ne montre pas, dans l’ensemble, une opinion publique hostile aux Juifs – sauf en Dordogne, en Gironde et dans la Vienne. Dans ces trois départements, les rapports des préfets paraissent sensibles au moindre frémissement de l’opinion. Par exemple, à Limoges (en Haute-Vienne, totalement non occupée), le chef de la PQJ, Joseph Antignac, se montre particulièrement efficace en matière de propagande anti-juive. De même, les préfets de certains départements proches de la ligne, mais non divisés, n’hésitent pas à lancer des diatribes anti-juives. Ainsi cette réaction du préfet de l’Indre, le 1er août 1942 : « De nombreux Juifs qui fuient la zone occupée continuent d’affluer dans le département de l’Indre. Possédant beaucoup d’argent en général, ils se ravitaillent dans les fermes en payant les denrées au-dessus de la taxe. […] Hier encore, plus de cent quarante israélites sont arrivés dans l’Indre en passant en fraude la ligne de démarcation. Dans la plupart des villes, il est impossible de trouver le moindre logement ni aucune chambre dans les hôtels. […] Ravitaillement souvent désaxé dans les villes par cet afflux de bouches à nourrir »
Plusieurs maires, tel celui de La Réole (Gironde), interdisent l’accès des hôtels à tous les Juifs.
Le commandant militaire de la Dordogne rend également compte à Vichy des informations qu’il détient sur le passage clandestin de Juifs.
C’est en Dordogne que nous trouvons le plus grand nombre de rapports de police et de gendarmerie ouvertement anti-juifs. L’arrivée de Juifs, par vagues plus ou moins amples, pèse sur l’économie des régions traversées par la ligne de démarcation et donc sur l’opinion. Plus que d’antisémitisme véritable, il s’agit du rejet de ce qui est « autre » et dont on craint la concurrence. En fait, les rapports de la PQJ et de la SEC (Section d’enquête et de contrôle), plus rarement ceux des préfets et des gendarmes, ont tendance à exagérer à dessein la réaction négative de l’opinion riveraine. Dans les sources que nous avons consultées, rien n’indique que celle-ci ait été plus antisémite que celle des Français demeurant à l’intérieur des zones. Les Juifs à la recherche d’un lieu d’accueil sont, là comme ailleurs, avant tout les « bouches à nourrir » et des acheteurs enviés, car ils disposent apparemment d’un meilleur pouvoir d’achat.
1942, le tournant : transgression et répression
Le second semestre 1942 peut être considéré comme le « semestre terrible », car le pic des arrestations de passagers juifs clandestins à la ligne de démarcation est sans précédent. Par rapport à 1940, le franchissement clandestin est devenu très risqué pour les Juifs ; chacun le perçoit comme définitif ou, du moins, sans espoir de retour immédiat. Vichy fait de la ligne une zone de capture, de comptage et de répression systématiques contre les filières organisées et les passeurs individuels, rémunérés ou non. Dans de nombreux cas, la ligne de démarcation est devenue un lieu d’arrestation et une étape vers la déportation. Les Juifs étrangers ont été les premiers visés par la politique d’exclusion vichyste et allemande. Bien avant le retour de Pierre Laval au pouvoir et bien avant l’arrivée du SS Heydrich en France, la collaboration policière franco-allemande fonctionne à plein. Ce qui se passe sur la ligne en témoigne. En 1942, les Juifs français sont devenus à leur tour des « étrangers » et de nouveaux « Juifs errants » dans leur propre pays.
Le passage est ce qui est le plus difficile à saisir pour le chercheur, en raison de la clandestinité de l’action, de son caractère souvent spontané, effectué dans l’urgence, individuellement. Dans la plupart des cas, il n’a laissé aucune trace. Bien sûr, les conditions du passage hivernal sont plus difficiles encore que le reste de l’année, dans les secteurs montagneux ou escarpés de la ligne (Jura et contreforts des Pyrénées). Plus que d’autres sans doute, les Juifs sont à la merci de faux passeurs, de passeurs cupides ou voleurs. Toutefois, il y eut des bénévoles qui rendirent service et qui refusèrent de laisser se perdre des familles en fuite, juives ou non. La capture par les douaniers allemands était fréquente. La ligne n’était pas toujours marquée par des barbelés ou des guérites. Seules les patrouilles connaissaient le terrain.
L’organisation du passage clandestin en général naît à l’initiative de filières et de réseaux spécialisés (les cheminots, par exemple), d’organisations aux activités multiples, mais aussi de personnes agissant à titre individuel, habitant ou non sur la ligne de démarcation. Les réseaux ont souvent des relais répartis sur plusieurs centaines de kilomètres (le réseau « Comète » commence en Belgique, la filière dite « de Vierzon » part de la région de Saint-Lô, dans la Manche ; il en va de même pour les réseaux « Marie-Odile », « Hector », « Zéro France »…), du nord de l’Europe jusque vers la ligne de démarcation, puis de celle-ci jusque vers des destinations diverses en zone non occupée, comme les frontières extérieures, en vue d’une émigration. Au final, il s’agit aussi de ne pas être refoulé ou capturé en arrivant aux frontières franco-suisse ou franco-espagnole.
Les Juifs franchissent clandestinement la ligne selon les combinaisons les plus variées : seuls, en famille, avec ou sans aide. L’assistance peut commencer par une prise en charge dès Paris ou la Belgique ou bien seulement aux abords de la ligne. Certains sont détroussés par des faux passeurs. Les passagers juifs emportent souvent avec eux de fortes sommes d’argent en liquide, des bijoux et de l’argenterie. Des procès-verbaux de gendarmerie, établis après l’interpellation de Juifs à la ligne de démarcation, mentionnent des sommes de 10 000, 20 000, voire 50 000 francs de l’époque, dissimulés dans les valises ou dans les vêtements des malheureux égarés. Un trafic du désespoir s’est donc organisé, dont nous ne pouvons pas mesurer toute l’ampleur. Un rapport de la gendarmerie jurassienne signale en août 1942 que, « sans que la chose ait pu être vérifiée, certains passeurs, profitant de la situation faite aux Juifs de la zone occupée, se spécialiseraient dans le passage clandestin de cette catégorie de voyageurs. Des sommes absolument scandaleuses (2 000 francs pour le passage du Doubs, 5 à 8 000 francs pour le voyage Paris-zone libre, 30 à 40 000 francs pour le trajet Belgique-zone libre) seraient réclamées par ces passeurs sans scrupules.
La zone non occupée continue donc de symboliser pour des milliers de Juifs la liberté. La souveraineté du gouvernement français sur la zone libre ne les protègerait-elle pas contre les internements, les rafles et les déportations, comme elle leur avait évité le port de l’étoile jaune ?
Il y a quelques rares passeurs juifs, même s’il est très malaisé de les retrouver dans les archives. Un cas intéressant est enregistré par le CGQJ de Lyon, le 18 septembre 1942.
Une filière organisée par un Juif polonais a été démantelée une semaine auparavant. Mais, semble-t-il, ledit passeur se faisait rémunérer par de très fortes sommes d’argent. Les passagers juifs sont souvent les plus riches des candidats à l’évasion, passant aux côtés de résistants en danger ou d’organisateurs de réseaux, de pilotes d’avions alliés abattus, d’hommes cherchant à rejoindre la France libre, de prisonniers évadés… Leurs moyens financiers leur permettent de rémunérer des passeurs, de louer une maison en zone non occupée. Les Juifs français ont souvent des attaches familiales ou des relations amicales en zone dite libre et le problème du logement est, dans ce cas, déjà réglé. En revanche, les Juifs étrangers arrivés depuis peu en France n’ont pas de famille et sont facilement repérables. Beaucoup restent donc à Paris, faute d’argent.
Il est clair que si des centaines de Juifs ont été arrêtés à la ligne, des milliers d’autres ont pu la franchir grâce à une kyrielle de passeurs. Dans la liste des « Justes parmi les Nations », il n’est pas rare de trouver des anciens passeurs de la ligne de démarcation, ce qui est à noter, car la mémoire officielle en France ne leur a accordé que très peu de place.

Source internet :
https://www.cairn.info/revue-les-cahier ... age-13.htm
Source bibliographique :
Cahiers de la Shoa 2001/1 n°5
Extraits de l’article écrit par Eric Alary
L'Union fait la force -- Eendracht maakt macht

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