carlo a écrit:Pourriez-vous m'expliquer pour quelle sombre raison Staline cherchait à faire barrage aux cadres compétents? Comment calculez-vous la compétence d'un Toukhachevsky par rapport à celle d'un Chapochnikov? Les purges militaires ont certainement liquidé des gens compétents, mais n'ont pas été dirigées spécifiquement contre la compétence (ou même l'initiative) car il faudrait partir du principe que la guerre a été gagnée par les incompétents ayant survécu... Mekhlis et Vorochilov personnifie parfaitement le genre d'hommes dont Staline a ressenti longtemps le besoin pour contrôler l'armée, ce sont des politiques qui n'étaient pas destinés à remplir des fonctions proprement militaires et chaque fois qu'ils ont voulu sortir de leur domaine de compétence, il ont été rappelés à l'ordre.
Dans mon message, "barrage", signifiait surtout faire "contrepoids", dans la mesure où, comme je l'écrivais plus loin, il s'agit surtout de
"mettre des bâtons dans les roues de Toukhatchevski dans les années trente, afin de diviser pour mieux régner". Pour autant, bien entendu, Staline appréciait la compétence, et le programme d'armement des années trente porte la marque de Toukhatchevski.
Ce dernier, au fond, était stalinien, puisque la doctrine militaire qu'il professait s'inscrivait dans la dynamique révolutionnaire du moment: vaincre le réel par la puissance des masses et de la technologie... quitte à s'éloigner du réel. Pour autant, à la différence de Vorochilov, il ne faisait pas partie du réseau féodal de Staline, et, à la différence d'un Joukov, savait faire preuve d'une certaine culture marxiste-léniniste (comme vous l'avez noté, il passait pour théoricien): trop "indépendant", trop "brillant", il n'en était que plus "dangereux" aux yeux du dictateur. D'où la nécessité de lui jeter dans les pattes un Vorochilov et, à l'heure des purges, de le supprimer - purement et simplement.
carlo a écrit:Après pas mal de tergiversations sur l'utilité des commissaires politiques (qui sont il faut le rappeler la catégorie qui a le plus souffert des purges...), Staline décide d'abolir le terme en 1942, le fait-il parce qu'il veut faire plaisir aux officiers ou parce qu'il ne ressent plus l'opportunité d'un contrôle si rapproché?
Plus précisément, en octobre 1942, Staline met fin au principe du "double-commandement" (officiers militaires
et commissaires politiques). Les commissaires politiques sont remplacés par des officiers politiques, ou plutôt des représentants politiques, lesquels sont subordonnés aux officiers militaires - dorénavant chargés de missions militaires
et politiques. Bref, théoriquement, l'armée gagne en autonomie vis-à-vis de l'appareil politique, mais celui-ci demeure en place.
La décision de Staline tient compte d'une réalité: les pertes effroyables de la première année de guerre, notamment dans l'encadrement de la troupe, ont conduit plusieurs commissaires politiques et activistes du Parti à exercer directement des fonctions de commandement militaire et réciproquement. Compte tenu de cette confusion des genres, le principe du double-commandement, réactivé en 1941, était devenu manifestement superflu, voire contre-productif, puisqu'il revenait à compliquer inutilement le processus décisionnel militaire alors qu'il y avait urgence. Au demeurant, l'armée allemande elle-même ne faisait plus guère la différence, s'étant mise à exécuter ou livrer aux
S.S., indistinctement, officiers militaires et commissaires politiques...
Naturellement, la décision de Staline vise
aussi à complaire à l'armée, dans le cadre d'un mouvement qui s'intensifie les semaines suivantes (nouvel étendard, embellissement des uniformes, etc.), et qui s'inscrit lui-même dans l'affichage de plus en plus assumé de valeurs conservatrices et nationalistes... également portées par le Parti.
Le tout s'intègre dans un jeu politique consistant, chez Staline, à redéfinir en permanence les pouvoirs de chaque grande institution soviétique (en l'occurrence, le Parti et l'armée) au nom de sa propre suprématie.
carlo a écrit:et extraordinaire que l'échec allemand ne puisse être attribué qu'à une seule cause. Je pense que l'influence des purges est sans doute, avec le degré d'adhésion de la population soviétique au modèle sociétal et économique soviétique, un des critères les plus difficiles à objectiver parmi tous ceux susceptibles d'avoir contribués à cet échec. Vous dîtes ensuite que l'Allemagne n'avait pas les moyens de vaincre la Russie, pourtant en 1918, la Russie a perdu la guerre face à l'Allemagne, une guerre militaire et politique qu'Hitler entendait bien poursuivre en 1941. Il me semble dès lors que les choses n'étaient pas aussi clairement écrites en 41.
Plus précisément, j'ai écrit que l'Allemagne
"manque des ressources humaines et énergétiques nécessaires à la conduite d’une guerre à la hauteur de l’immensité russe" (immensité démographique, géographique, économique), facteurs structurels qui n'excluent nullement la conjoncture. A mon sens, et comme je l'ai écrit, il n'est pas exclu que l'Allemagne eût pu remporter la victoire, en 1941, mais le fait est que le déroulement de l'opération
Barbarossa, quoique conduisant à mettre hors de combat six millions de soldats soviétiques en un semestre, est rapidement grippé par l'usure de l'armée d'invasion. Autrement dit: l'U.R.S.S. a les moyens humains, matériels et géographiques de subir trois, voire quatre fois l'équivalent de la débâcle française de 1940, ce qui ne donne à l'Allemagne aucun droit à l'erreur ni au retard.
Par ailleurs, 1918 n'est pas 1941:
1/ La guerre menée par l'Allemagne contre la Russie des Tsars en 1914-1918 n'est pas assimilable à la guerre conduite par Hitler en 1941. Certes, la Grande Guerre offre une formulation concrète à des fantasmes expansionnistes allemands jusqu'alors désordonnés, en faisant de l'Est un espace ouvert à l'impérialisme du
Reich, ce dont saura s'inspirer Hitler. Mais ce dernier conduit une guerre tout à fait différente, programmée et cohérente: à la conquête de l'espace vital s'ajoutent des projets de dépopulation et de réduction en esclavage, sachant qu'il est également question de porter un coup terrible à la "conspiration juive internationale" en démantelant le système "judéo-bolchevique".
2/ La Russie tsariste ne possède pas le même potentiel industriel ni ferroviaire que l'Union soviétique (alors que l'Allemagne, en 1914 comme en 1941, reste une grande puissance industrielle), ni ne bénéficiera d'une assistance économique équivalente à celle fournie de 1941 à 1945 ni, surtout, ne saura procéder à un ravitaillement alimentaire assurant - globalement - le minimum vital à la population. Sans parler de considérations morales: le tsarisme bénéficie certes d'un regain d'enthousiasme patriotique en 1914, mais je ne crois pas qu'il ait suscité l'enthousiasme que générait encore le communisme en 1941, à des degrés évidemment divers, dans les milieux citadins, dans la jeunesse, dans l'intelligentsia.
carlo a écrit:Reste que les purges ne peuvent (hors de toutes considérations morales) être considérées comme "positives", d'abord parce qu'on ne connaitra jamais la façon dont se serait comporté un Toukhatchevsky (ou n'importe quel autre), ensuite parce l'impact psychologique de cette violence a pu être très différent suivant les individus. Mais de façon générale je ne crois pas qu'il soit pertinent de trop s'illusionner sur les capacités soviétiques, avant et après les purges, l'armée rouge de 1935 n'est pas la splendide machine louée par la propagande, il lui faudra encore plusieurs années et surtout l'expérience du combat pour devenir l'outil suffisamment performant qu'elle est devenue à la fin de la guerre.
Les purges me semblent tout de même aggraver une situation qui, déjà, n'est guère reluisante: elle réduit le stock d'officiers alors que ces derniers ne sont pas assez nombreux (ni assez expérimentés), et crée un état d'esprit peu propice à la prise d'initiatives ou même à la discipline.