Chef Chaudart a écrit:A ma connaissance, la remontée vers le Nord-Est vient de Halder, qui veut en profiter, après avoir la atteint la mer, pour attaquer à front renversé. Et encore: l'objectif "Dunkerque" n'est pas donné comme étant la prise de la ville, simplement l'axe de remontée vers Ostende. Le but est clairement d'attaquer les Alliés sur leurs arrières et les couper de la mer, dernier cordon ombilical qui les relie encore à leurs arrières.
Plus précisément encore, Halder n'a rien fixé de manière intangible lors de l'élaboration des plans de guerre. Le 12 mars 1940, il écrivait encore au général Sodenstern, chef d'état-major de Von Rundstedt (cité dans Frieser,
Le mythe de la guerre-éclair,
op. cit., p. 209):
Des forces blindées, qui portent le premier coup sur la Meuse, nous n'attendons pas un effet opérationnel immédiat [...]. Ce n'est que quand une quantité suffisante des unités d'infanterie auront pris la zone de mouvement nécessaire à l'ouest de la Meuse et l'auront bien en main qu'on abordera la question de réunir les forces blindées encore utilisables pour décider d'un objectif opérationnel.
Il a tout de même son idée, mise à l'écrit: pousser en force et le plus vite possible en direction de l'ouest vers la Somme inférieure, pour prendre à revers les Alliés aventurés en Belgique. Ce qui reste encore relativement vague. Normal: de même que Von Manstein, Halder préfère attendre et voir venir les résultats de la percée avant de décider fermement quoi que ce soit.
Or, c'est pourtant Hitler qui, dès le 14 mai, formule expressément la première étape du coup de faux:
"une poussée la plus puissante possible au nord de l'Aisne et dans la direction du nord-ouest". Ce que Halder, le jour même, traduit comme suit:
La masse de rupture du Groupe d'Armées A doit avoir les objectifs suivants :
- La 4. Armee : progressera vers l'ouest le long de la frontière par Charleroi, Mons, Peruwetz, Tournai, de chaque côté de la ligne de fortifications de la frontière française, qui sera laminée.
- La 2. Armée avancera au sud de la ligne Cambrai-Arras en direction générale d'Amiens.
- La 12. Armee, passant par Signy-le-Petit, Signy-l'Abbaye, gagnera la ligne La Fère-Rethel.
- La 16. Armee doit lancer son aile droite sur la ligne Montmédy-Rethel.
- Le groupe Kleist en même temps, en formation massive, doit attaquer en direction de la mer vers Saint-Omer.
Il faut attendre le 17 mai pour que Halder, au vu de la situation, jugée
"tout à fait en notre faveur" le 16, concocte le projet suivant:
La poursuite de notre attaque en direction du sud-ouest demande que le Groupe d'Armées A ne perde rien de sa puissance sur le flanc sud, mais continue à progresser vers l'ouest en formations échelonnées. Cela ne comporte aucun risque, puisque l'ennemi est trop faible ici pour attaquer en ce moment. L'effort principal de l'attaque sud-ouest serait en direction de Compiègne, avec possibilité de faire par la suite une conversion de l'aile droite en direction du sud-est, dépassant Paris laissé à découvert. Une grande décision à prendre maintenant!
Bref, on attaque au nord-ouest... et au sud-ouest. Pas de coup de faux, en l'occurrence. C'est Hitler qui, le jour même, sous prétexte de se préoccuper pour le flanc méridional de l'offensive qui se développe à partir de Sedan, s'oppose à cette idée:
Apparemment peu de compréhension mutuelle, note Halder. Le Führer insiste sur le fait que la principale menace vient du sud (je ne vois actuellement pas de menace du tout!) Aussi des divisions d'infanterie devraient être amenées le plus vite possible pour protéger le flanc sud; les divisions blindées suffiraient par elles-mêmes à élargir la percée en direction du nord-ouest.
Aussi Hitler autorise-t-il de faire pivoter pour faire pivoter quatre corps d'armées en direction du sud-ouest. Mais les blindés poursuivent, eux, nord-ouest.
De sorte que, le 18, Halder fulmine, mais Hitler s'accroche:
La situation du mati: montre l'ennemi opérant une retraite méthodique au nord de la Sambre; en même temps il semble transporter sur le front ouest de notre percée la majeure partie de ses troupes de Belgique. Sur l'Aisne, il édifie un front défensif avec des troupes provenant de la région de Paris, et, pour le secteur entre l'Aisne et la Meuse, de son Groupe d'Armée B.
Aucune concentration annonçant une contre-attaque. Celle-ci d'ailleurs serait impossible actuellement et ne disposerait pas d'une capacité de transport par fer suffisante. Les réserves du Grand Quartier Général français n'ont jusqu'ici été engagées que sur une petite échelle.
Les Alliés évacuent progressivement la Belgique (le drapeau allemand flotte sur l'Hôtel de Ville d'Anvers) et font des efforts frénétiques pour improviser un front destiné à bloquer notre avance : ceci prouve que j'avais raison de conclure hier qu'il fallait continuer l'opération sans le moindre délai en direction du sud-ouest (avec l'effort principal au sud de la Somme). Chaque heure est précieuse.
L'état-major du Führer voit, les choses différemment. Le Führer se tourmente d'une façon inexplicable pour le flanc sud. il est furieux et clame que nous prenons le meilleur chemin pour faire échouer toute la campagne et mener l'armée à sa défaite.Iil ne veut avoir aucune part dans la continuation des opérations vers l'ouest, laisse faire au sud-ouest et se cramponne au plan d'une offensive nord-ouest.
C'est le sujet d'une très désagréable discussion au Quartier Général du Führer entre le Führer d'un côté, Von Brauchitsch et moi de l'autre (10 heures).
Bref, là où Halder se laisse parfois aller à l'improvisation, Hitler ne fléchit pas: c'est lui qui prescrit aux
Panzer de rouler au nord-ouest après la percée de Sedan. Quitte à exagérer devant l'
O.K.H. la menace sur le flanc sur de la poussée allemande. La suite du Journal de Halder montre que ce dernier, pour autant, ne renonce pas à son idée de frapper sur la Somme dans les meilleurs délais (voir l'entrée du 19 mai).
Chef Chaudart a écrit:On a là une exploitation typique après une percée (qu'il y ait encerclement ou pas), rôle traditionnel de la cavalerie, les divisions Panzer dans notre cas. Le risque, dans le cas qui nous occupe, c'est que cette pointe qui remonte ne se fasse couper elle-même par une contre-attaque. Elle se retrouverait bloquée dos à la mer, encerclée à son tour. L'autre, c'est que plus on approche du "noyau" des forces ennemies, moins elles ont de distance à parcourir pour déplacer leurs troupes sur le front. Cela leur facilite la mise en place de défenses en catastrophe, ou la mise sur pied de la contre-offensive, qui suivra inévitablement. Les Panzer risquent donc de subir une contre-attaque alors que leur dispositif défensif est faible, ou, en l'absence de celle-ci, de se heurter à terme à des défenses solides, perdant ainsi l'initiative.
Toujours est-il qu'au 24 mai, la situation ne présentait aucun danger de cet ordre pour les Allemands, puisqu'ils jugeaient que les défenses alliées étaient trop faibles pour tenir le coup... Comme le dit F.D.: quand l'ennemi est à ce point laminé, le bon sens commande d'aller de l'avant, peu importe la fatigue.
Chef Chaudart a écrit:Ce qui m'amène à la seconde partie: [...]
D'une part, l'ordre d'arrêt de 24h suffit déjà aux Alliés pour rameuter quelques troupes en défense. La défense du 25 est déjà autre que celle du 23/24.
Relativisons: dans la mesure où des formations allemandes (cf. Guderian) s'emparent déjà de têtes de pont sur la ligne des canaux le 24, la pause de 24 heures prescrite par Von Rundstedt apparaît peu ou mal appliquée. C'est bel et bien l'ordre d'arrêt du 24 qui conduit finalement, de gré ou de force, à une véritable interruption de l'avance.
Ce qui n'échappe pas à Halder, von Rundstedt payant pour cette erreur.
Halder n'est pas le seul à constater l'erreur. Brauchitsch aussi s'en aperçoit, et compte ôter à Von Rundstedt ses forces blindées pour les confier à un esprit plus pugnace, Von Bock. Ce que Hitler, le 24 mai, mettra en échec.
Tout est en effet dans la vitesse: la perte de l'initiative condamnerait le mouvement vers Ostende et mettrait en danger les forces mobiles aventurées. L'ordre d'arrêt sine die peut donc signifier simplement l'abandon d'une option qui comporte sa part de risque en cas de diminution du "momentum"et qui n'aurait comme unique avantage que de réduire la durée du siège (dixit Halder), Risque qui augmente avec le temps.
Mais vu que les Allemands constatent que les Franco-Britanniques n'ont pas aménagé de positions solides en défense (et pour cause, ils sont en continuelle débâcle) les 23 et 24 mai, où est le risque à poursuivre? Hitler aurait donc en main, le 24 mai, des informations différentes de celles qui fondent les estimations de ses propres généraux? Au point de prendre une directive radicalement différente de celle de Von Rundstedt, qui prescrivait simplement une pause de 24 heures à ses blindés
alors que Hitler, lui, interdit indéfiniment tout franchissement de la ligne des canaux à toute formation allemande?
D'ailleurs, l'
"option qui comporte sa part de risque en cas de diminution du "momentum"et qui n'aurait comme unique avantage que de réduire la durée du siège" me semble passablement incomplète: ne pas interrompre l'avance (et malgré l'ordre de Von Rundstedt de la veille, cette avance n'a guère été interrompue), au vu de l'absence de défense conséquente
tel que le fait est constaté par les Allemands, permet d'éliminer la poche alliée, de faire main basse sur plusieurs centaines de milliers de prisonniers, dont le corps expéditionnaire britannique et l'armée belge, et de reprendre au plus vite l'invasion du territoire français - bref, de mettre un terme, rapidement, à la
bataille de France. Stopper, en revanche, c'est renoncer, ne serait-ce que provisoirement, à un tel triomphe, c'est laisser les Alliés fortifier leurs positions autour de Dunkerque et sur la Somme, c'est ouvrir la voie à une évacuation (que Hitler n'exclut pas, vu sa directive n°13 du 24 mai), bref c'est
retarder la fin de la bataille de France et risquer de faire verser davantage de sang allemand.
Enfin, Hitler est l'homme des décisions hardies, de la remilitarisation de la Rhénanie à la percée de Sedan et du coup de faux qu'il impose à ses généraux, sans parler de la suite, et en l'occurrence, il se mettrait soudain à douter... de sa propre stratégie?
Chef Chaudart a écrit:Comme tu le dis "j'admets que Hitler a eu souvent raison contre ses généraux, sur le Front de l'Est entre autre..."Hitler a une pensée originale, n'ayant pas reçu de formation "académique", et il est le seul à maitriser la "grande stratégie" (définition des buts de guerre, etc...).
Yeap. Il est le seul à maîtriser la "grande stratégie". Et c'est bel et bien lui qui mène, parallèlement à l'offensive militaire du 10 mai, une "offensive de paix" via des émissaires suédois, aux fins d'amener la France et la Grande-Bretagne à conclure une paix "généreuse", donc... à bref délai. Quitte à stopper ses troupes alors qu'elles sont à un cheveu d'anéantir les forces alliées dans la poche de Dunkerque, pour faire état de sa bonne foi, et laisser aux Alliés le temps de digérer les informations communiquées par Dahlerus et Nordling sur la possibilité de conclure à bref délai un accord avantageux... et donc éviter le pire.