Post Numéro: 20 de François Delpla 15 Déc 2014, 19:48
Shirer est un bon journaliste et il tient un journal : il y consigne ce qu'il ne dira pas forcément dans ses articles, où il est tenu par exemple à une certaine réserve diplomatique; il note à l'état brut des propos de ses informateurs, quitte à ne pas écrire leurs noms pour les protéger en cas de lecture du journal par des oreilles indiscrètes.
On peut donc se fier aux détails de son récit : le 21 au soir des journalistes allemands avec lesquels Shirer bavarde se mettent à désigner le dictateur comme un "Teppichfresser", Shirer ébahi se fait discrètement expliquer les choses par un patron de presse qui pose à l'antinazi, le lendemain Hitler vient exécuter une petite comédie pleine de tics nerveux et de cernes sous les yeux sous prétexte d'aller visiter son bateau ancré dans le Rhin, passant près du journaliste à l'aller et au retour, et un autre patron de presse (ou le même) fait remarquer à voix basse ses raideurs musculaires et le ridicule de sa démarche.
Nous tenons là une manipulation nazie soignée, efficace, supposant une coordination qui ne saurait être le fait du Führer lui-même qui a quand même d'autres chats à fouetter : il y a là une équipe au travail, qui doit se rattacher d'une manière ou d'une autre au SD, l'organisation chargée d'observer l'opinion tout en la conditionnant. Le but évident est de faire croire que les nerfs de Hitler sont en train, dans cette crise, de craquer. Il apparaît comme quelqu'un qui, loin de suivre méticuleusement un plan, et de faire monter avec maîtrise une tension, est dépassé par les événements -ce qui incite à croire d'une part qu'il est dangereux, d'autre part qu'on devrait pouvoir le calmer.
Cette crise des Sudètes est une sorte de répétition générale de celle de Dantzig, onze mois plus tard. Il faudra qu'on croie que Hitler est toujours le même, et qu'il pense qu'on va céder encore une fois à son caprice. Cela aussi est très réussi, jusqu'à nos jours. Alors qu'il veut non seulement toute la Pologne (et non point Dantzig et son corridor), mais une déclaration de guerre de la France et de l'Angleterre pour pouvoir écraser la première et obtenir la résignation de la seconde à son expansion vers l'est.
Quelques développements dans le prochain Histomag... où je rajoute de ce pas, Vincent, une notule sur la question.
@ iffig : peut-être cette expression avait-elle déjà ce sens à l'époque, mais ce soir-là elle apparaît brusquement et brièvement pour désigner Hitler, et l'explication qu'on donne à un Shirer étonné, en poste à Berlin depuis quatre ans, n'est pas celle-là.