Post Numéro: 268 de Nicolas Bernard 30 Sep 2013, 16:58
Les Mémoires de Guderian présentent les intérêts et les défauts du témoignage. Il nous immerge dans la machine de guerre allemande mais s'efforce de tromper son lecteur. Souvenirs d'un Soldat nourrit, en effet, deux ambitions: polir l'image, sévèrement écornée, de l'armée allemande dans un contexte où le réarmement de l'Allemagne de l'Ouest suscite d'abondantes polémiques, et plus prosaïquement polir l'image de Guderian. En d'autres termes, la Wehrmacht était la meilleure armée du monde, la plus chevaleresque aussi, et Guderian était le meilleur de ses chefs - le plus chevaleresque, aussi.
Bien sûr, Guderian ne se prive pas de critiquer - et non sans mauvaise foi - quelques généraux allemands tels que Beck ou Kluge. Mais le procédé vise à faire ressortir le talent et la vision du "maître des Panzer", pour en faire le père de l'armée allemande moderne.
De fait, Guderian en rajoute sur son rôle dans la genèse du Blitzkrieg, exagérant voire inventant ses démêlés avec Beck quant à l'organisation des divisions blindées. Il tait ses propres errements sur le terrain (par ex. et au hasard: de ses initiatives malencontreuses de l'été 1941 à certaines décisions de 1944-1945) sans dissimuler un réel infantilisme stratégique. Et, naturellement, il passe sous silence ses compromissions dans la guerre nazie d'extermination à l'Est.
Deux exemples significatifs:
1/ Guderian et la "Directive Commissaires"
Rappel: l'opération Barbarossa prévoit l'extermination des commissaires politiques de l'Armée rouge, perçus comme le ciment idéologique de l'adversaire, les missionnaires fanatisés du complot judéo-bolchevique. Ce massacre programmé s'inscrit dans une stratégie du choc, censée abattre la résolution combative de l'ennemi. L'armée allemande appliquera cette politique sans état d'âme.
Ce que Guderian en dit dans ses Mémoires: "L’ordre dit des commissaires et qui eut également une réputation peu glorieuse, ne parvint jamais à la connaissance de mon Panzergruppe. Il avait été apparemment retenu au Groupe d’Armées Centre. Cet ordre des commissaires, lui non plus, ne fut pas appliqué dans mes unités" (Souvenirs d’un Soldat, Plon, 1954, p. 140).
La réalité: tout au long du mois de juin 1941, la directive a été diffusée parmi la Wehrmacht, l’O.K.H. allant jusqu’à en émettre 340 exemplaires à destination des divisions, l’instruction étant finalement délivrée jusqu’à l’échelon des compagnies. 92 % des divisions de l’armée allemande ont fusillé des commissaires politiques. L’historien allemand Felix Römer est parvenu à recenser près de 4.000 exécutions dûment attestée par la documentation accessible, dont 2.257 sur la ligne de front. 1.083 de ces assassinats sont à mettre sur le compte du Groupe d’Armées Centre, le Panzergruppe de Guderian ayant fusillé à lui seul 253 commissaires ou réputés tels. Je renvoie le lecteur intéressé à Felix Römer, Der Kommissarbefehl. Wehrmacht und N.S.-Verbrechen an der Ostfront, Schöningh, 2008.
2/ Guderian et le T-34
Rappel: les chars T-34 étaient mieux armés et protégés que les tanks allemands de l'époque. Toutefois, certaines lacunes techniques et une insuffisante maîtrise du matériel par les tankistes soviétiques conduiront à une utilisation déficiente de ces engins en 1941.
Ce que Guderian en dit dans ses Mémoires: Guderian prétend avoir été préoccupé par l’intervention de plus en plus massive des T-34 à l'automne 1941 (Souvenirs d’un Soldat, op. cit., p. 222).
La réalité: ce qui a surtout inquiété Guderian tient probablement, non au tank lui-même, mais à la manière dont les Soviétiques l'employaient. Le 21 octobre 1941, en effet, il écrivait: "Le T-34 soviétique est un exemple typique de l'arriération technologique des Bolcheviques. Ce char ne soutient pas la comparaison avec le meilleur de nos blindés que produisent nos fidèles enfants du Reich et qui, à plusieurs reprises, ont démontré leur supériorité" (cité dans Alexeï Isaev, Anti-Suvorov 2, Jauza, 2004, chap. 7). L'on voit que le préjugé raciste le dispute à l'inconscience. Il n'était pas envisageable que cet écrit ressorte après la guerre...
En conclusion, les Mémoires de Guderian doivent être lus avec la plus grande prudence, quel que soit le sujet abordé. Le constat vaut pour ceux de ses collègues, à commencer par von Manstein.
« Choisir la victime, préparer soigneusement le coup, assouvir une vengeance implacable, puis aller dormir… Il n'y a rien de plus doux au monde » (Staline).