Post Numéro: 250 de Nicolas Bernard 26 Sep 2013, 19:20
Bonjour,
Je ne vais pas revenir ici sur ce qui a poussé Hitler à agresser l'U.R.S.S., simplement apporter quelques précisions - qui pourront paraître redondantes, je n'ai pas lu tout le fil - sur son état d'esprit peu avant et peu après le déclenchement de Barbarossa.
Le Führer, c'est le moins que l'on puisse dire, n'est pas enthousiaste. Certes, le 3 février 1941, on l’a entendu plastronner :"Quand “Barbarossa” s’ouvrira, le monde retiendra son souffle et se tiendra coi' (Tribunal militaire international de Nuremberg, vol. XXVI de la version française, doc. P.S.-872, p. 396 - m'a fallu du temps pour la retrouver, celle-là). Mais mes propres recherches m'ont conduit à conclure qu'il ne s'agissait là, de sa part, que de rodomontades, dissimulant un réel fatalisme.
L'objectif? Rassurer ses généraux qui, eux, n'en demandent pas tant et, parce qu'ils sont précisément dénués d'une véritable vision stratégique, s'illusionnent sur leurs capacités militaires. A la différence du dictateur nazi, ils s'estiment en mesure d'écraser rapidement cette Armée rouge qu'ils méprisent depuis ses piètres prestations en Pologne et en Finlande - en cela, y compris un Guderian, contrairement à ce qu'il alléguera dans ses Mémoires. Hitler entretient cette mentalité, parce qu'elle le sert.
Pour autant, il ne s'empêche pas d'effectuer quelques rappels à l'ordre. Après tout, l'excès de confiance de ses officiers supérieurs, à commencer par l'O.K.H., pourrait les inciter à agir n'importe comment lors des premiers assauts. Les préparatifs, du reste, sont viciés par une controverse quant aux objectifs de campagne: Hitler veut conquérir Leningrad et l'Ukraine en priorité pour se rendre maître de leurs ressources, les plus "faciles" d'accès, alors que ses galonnés, qui ne retiennent de Clausewitz que ce qui les arrange, préféreraient cibler Moscou, le "centre de gravité" de l'U.R.S.S., sous-estimant considérablement l'adversaire.
C'est pourquoi Hitler se permet de glisser quelques allusions pragmatiques dans son discours du 30 mars 1941, cette fameuse allocation dans laquelle il proclame également que la guerre à venir sera une guerre d'extermination, parce que "le communiste n'est pas un camarade". Tout en usant de nouveau du prétexte bidon selon lequel Barbarossa viserait surtout à ôter à l'Angleterre son dernier bras armé sur le continent, il flatte la morgue de ses officiers en stigmatisant la mauvaise qualité du commandement et du matériel de l’Armée rouge, jugé en grande partie obsolète. Il n’en assure pas moins que les forces soviétiques sont "puissantes", parce que "massives", "tenaces" et pourvues d’un "bon modèle de char lourd" – les tanks K.V. (voir Ewan Mawdsley et Jürgen Förster, « Hitler and Stalin in perspectives. Secret speeches on the eve of Barbarossa », War in History, 2004, vol. 11, n° 1, p. 61-103, notamment p. 73-74), ce dernier point amenant le dictateur à relancer un projet de développement de blindé lourd qui accouchera du Tiger.
Accélérons la chronologie et retrouvons Hitler aux premières heures du 22 juin 1941. Lorsque son propagandiste en chef, Joseph Goebbels le laisse se coucher, à 2 heures du matin, il lui trouve "la mine très grave", et note qu’il "est libéré d’une pression cauchemardesque à mesure qu’approche la décision". Ses derniers propos trahissent une certaine appréhension. "Tout ce qu’on pouvait faire a été fait, retranscrit Goebbels. Désormais, c’est le sort de la guerre qui tranchera" (Goebbels, Tagebücher, entrée du 22 juin 1941 - trad. française, p. 317).
Les quinze premiers jours de campagne incitent toutefois à l'optimisme, et je n'y reviens pas. L'ampleur du triomphe est telle que Hitler lui-même bascule dans l'euphorie. Dans la nuit du 5 au 6 juillet 1941, il se laisse aller à proclamer que "le bolchevisme doit être exterminé. Si nécessaire, nous repartirons de l’avant partout où un nouveau foyer se formera" (Hitler’s Table Talk, entrée du 5-6 juillet 1941, p. 5).
Une semaine plus tard, cependant, alors que le ralentissement de l’offensive allemande est patent (avant même que la bataille de Smolensk ne connaisse son apogée), Hitler se laisse aller pour la première fois à des confidences admiratives sur Staline, l’assimilant à "l’une des figures les plus extraordinaires de l’Histoire mondiale. Il a débuté comme petit commis, et il n’a jamais cessé d’être un commis. Staline ne doit rien à l’art oratoire. Il gouverne depuis son bureau, grâce à une bureaucratie qui lui obéit au doigt et à l’œil". Et d’ajouter : "Il est frappant que la propagande russe, dans les critiques qu’elle nous adresse, se tienne toujours à l’intérieur de certaines limites. Staline, ce Caucasien rusé, semble prêt à abandonner la Russie d’Europe dans le cas où le fait de ne point s’y résigner lui ferait tout perdre. Qu’on ne dise pas que de l’Oural il pourrait reconquérir l’Europe ! C’est comme si j’étais installé en Slovaquie et que, partant de là, je dusse reconquérir le Reich. C’est cette catastrophe qui causera la perte de l’empire soviétique" - Hitler’s Table Talk, entrée du 11-12 juillet 1941, p. 8
On (je m'y inclus) a souvent utilisé ce propos comme un indice d'une collusion intellectuelle entre les deux grands tyrans du XXème siècle, sans songer au contexte, ni détecter le revirement majeur que constitue ledit propos au regard des déclarations enflammées de la semaine précédente. Ainsi, après l’avoir explicitement démenti, le Führer semble, à cette date, prêt à cohabiter avec un régime tenu par Staline... à la condition expresse que ce dernier lui cède la Russie d’Europe. Bref, Hitler songe peut-être à la paix, mais une paix carthaginoise, se traduisant par de larges annexions territoriales et le démantèlement de l’Armée rouge, comme l’atteste son « propos de table » du 27 juillet : "Nous devons prendre soin d’empêcher la reconstitution d’une puissance militaire de ce côté-ci de l’Oural, dans la mesure où nos voisins de l’Ouest seront toujours alliés à nos voisins de l’Est. C’est ainsi que les Français ont jadis fait cause commune avec les Turcs et que maintenant, les Anglais agissent de même avec les Soviétiques. Quand je parle de ce côté-ci de l’Oural, j’entends une ligne située à 200 ou 300 kilomètres à l’est de l’Oural" - Hitler’s Table Talk, entrée du 27 juillet 1941, p. 15 et, pour cette analyse à laquelle j'ai fini par me rallier non sans mal, lire François Delpla, Hitler, Grasset, 1999, p. 359-362.
En toute hypothèse, deux jours après avoir loué le Petit Père des Peuples, dont je pense qu'il n'excluait pas d'en faire un Pétain sibérien, Hitler aurait ajouté, sur l'Armée rouge: "Le Russe est un colosse, il est tenace" (cité dans Stahel, Operation Barbarossa and Germany’s Defeat in the East, p. 240). L'expression "colosse" commence alors à se répandre chez les chefs militaires du Reich pour désigner l'ennemi soviétique. Halder l'usera à son tour dans son Journal, notamment le 10 août 1941, pour regretter d'avoir sous-estimé l'adversaire.
L'enlisement de l'opération Barbarossa, le conflit ouvert avec ses généraux quant à la fixation des objectifs de campagne, accentuent cette déprime chez le chef nazi. S'y ajoutent d'autres mécomptes. D'une part, le 12 août, Américains et Britanniques renforcent leur partenariat en édictant de la Charte de l’Atlantique, faisant de l’entrée en guerre de la redoutable Amérique une hypothèse chaque jour plus sérieuse. D'autre part, l’Allemagne est victime d’une crise intérieure non négligeable. Tout d'abord, en effet, Mgr. Von Galen, évêque de Münster, dénonce publiquement, le 3 août, l’extermination des malades mentaux, menée sur ordre de la Chancellerie depuis 1939 ; ensuite, l’ordre, datant d’avril 1941, du Gauleiter de Bavière, Adolf Wagner, de retirer les crucifix des salles de cours a suscité l’ire des milieux catholiques. Si l’Eglise catholique soutient l’invasion de la Russie, elle n’en manifeste pas moins des signes de courroux qui discréditent le Parti nazi et alimentent la contestation du régime. Hitler devra suspendre l’élimination des handicapés le 24 août 1941 (elle reprendra très vite sous un autre nom de code, et plus discrètement), contraindre Wagner à retirer sa directive relative aux crucifix, et retarder de plusieurs semaines les premières déportations de Juifs du Reich vers l’Est, initialement prévues pour août, autant de facteurs propres à nourrir son exaspération.
De fait, "le Führer s’en veut beaucoup, intérieurement, de s’être ainsi laissé abuser sur le potentiel des Bolcheviks par les rapports sur l’Union soviétique", constate Goebbels dans son Journal, le 19 août. "Avant tout, le fait d’avoir sous-estimé l’arme blindée et l’aviation ennemie nous a posé des problèmes extrêmement importants au cours de nos opérations militaires. Il en a beaucoup souffert. Il s’agissait d’une grave crise" (Goebbels, Tagebücher, entrée du 19 août 1941 - trad. française, p. 366-367). Le désarroi du tyran est tel que ce dernier évoque devant son propagandiste favori l’hypothèse d’une paix avec Staline (ibid.). En ce sens, l'aveu à Goebbels sonne comme un aboutissement: cette guerre promettait d'être difficile - et elle l'est. Très. Il faut en sortir, avec le minimum de casse et le maximum de gains, tant que les Etats-Unis (que, contrairement à une légende vivace, le dictateur redoute) restent neutres. Le mois suivant, Hitler ne fera pas davantage mystère de ses plans de paix à l'égard du Kremlin, lesquels pèseront lourd sur l'élaboration de sa stratégie automnale.
Faute de temps, je ne reviendrai pas ici, sur d'autres indices - révélés notamment par la mise en oeuvre de la "Solution finale" à la même époque -, et je ne peux hélas développer les présents arguments, mais j'espère avoir fourni quelques éléments documentaires et autres références qui permettront à chacun de se faire sa propre opinion.
« Choisir la victime, préparer soigneusement le coup, assouvir une vengeance implacable, puis aller dormir… Il n'y a rien de plus doux au monde » (Staline).