Post Numéro: 26 de clayroger 14 Juil 2012, 22:04
M. Pontic, je vous remercie pour cette réponse qui me satisfait.
Je vais donc pouvoir passer à une analyse de la partie centrale de votre n° 19 : Le bilan de la Wehrmacht en Normandie. Je souhaite ainsi nourrir un débat constructif en suivant la formule : « Débattre n’est pas abattre ».
Je m’excuse pour la longueur de ma réponse, c’est une tartine, mais j’ai préféré argumenter en détail.
Cette discussion n'engage que moi, et je ne prétends nullement à la science infuse. Je suis donc ouvert au débat.
Je me considère moi-même comme un "spécialiste" du sujet avec des attentes spécifiques en termes d’analyse et d’exposition des savoirs. Je suis jusqu’à présent très peu lecteur de revues, dont le niveau général ne me satisfait plus depuis vingt ans passés. Vos confrères privilégient en effet la narration, dans laquelle transparaissent les redites sempiternelles appuyées sur des références traditionnelles, biaisées, voire douteuses. En somme, et pour faire simple, on lit et on voit toujours la même chose.
J’ai donc été intéressé par votre numéro, dont je me suis procuré un exemplaire, après avoir émis un signal ici même concernant la Une, ce dont vous vous êtes expliqué. Pour clore la question iconographique lorraine, la photo du sommaire, reprise p. 31 fait partie de la même série, donc même punition : anachronisme. C’est agaçant, mais passons.
Je me limiterai au dossier Normandie, n’ayant pas le temps d’en débattre plus long (ce ne serait moins court) mais je dirai que les autres sujets sont originaux. C’est déjà ça.
Remarques de forme
Le « dossier » que vous consacrez à l’armée allemande se veut une analyse thématique. C’est à mon sens une très bonne idée, novatrice et très rarement abordée sous cette forme dans la presse et l’édition française. C’est plutôt un exercice apprécié par les anglo-saxons d’habitude.
Ce dossier est découpé en trois parties si je ne me trompe pas :
- Contexte stratégique (5 p.),
- Rapport de force (bilan opérationnel ?)(4,5 p.)
- Bilan tactique (10, 5 p.), soit 20 pages en tout sur un format 84 p soit un quart de l’espace de la revue.
Il faut préciser ici que 6 pages pleines sont occupées par des cartes ou fiches techniques.
Il convient aussi de signaler un article complémentaire situé quelques pages plus loin, consacré aux moyens antichars allemands de la bataille de Normandie (5 p. dont une page de fiche technique).
J’ai eu un peu de mal à m'y retrouver dans le découpage du « dossier ». Car la signalétique n’indique pas clairement le passage à une nouvelle partie. C’est très facile à corriger pour les prochaines fois cela dit.
Je m’en suis sorti grâce aux conclusions qui, elles, signalent la fin d’une partie par déduction.
La mise en pages est agréable mais paraît manquer de respiration. Les encadrés me semblent trop rares
Très franchement, la qualité de l’auteur d’un article m’indiffère. Je suis rétif à cette mode de l’expert imposé. Combien d’articles ou de livres insipides ai-je lus, écrits par des sommités académiques ? Au contraire, combien d’articles ou de livres passionnants ai-je dévorés de « simples » passionnés ? Le pedigree du scripteur ne garantit nullement la qualité d’un texte. J’écris ces lignes d’autant plus simplement que je suis moi-même un produit de l’Université.
La bibliographie est une bonne chose, si elle est cohérente. Or j’ai été un peu surpris en lisant la liste ! Onze livres cités, dont trois Heimdal et un Histoire et Collections ! Des ouvrages qui n’ont que peu de choses à voir avec le sujet, et bourrés de lieux communs et d’erreurs (je pense surtout aux trois premiers). Heureusement la mention du livre novateur de Zetterling rachète un peu la liste. Je regrette de n’y avoir trouvé ni Wieviorka, ni Keegan, ni Beevor, pour ne citer que quelques absents.
Je suis aussi très partagé face à l’absence de notes (qu’elles soient infrapaginales ou en renvois). Le texte est bourré de chiffres, à mon sens un peu trop, mais surtout, on aimerait savoir d’où ils sortent. La qualité doctorale de l’auteur ne me suffit pas du tout pour les valider tous.
Je ne comprends pas pourquoi la presse spécialisée française fait une fixation répulsive sur ce point. J’ai eu déjà de nombreux débats à ce sujet et aucun argument ne me satisfait.
Si vous avez une exigence scientifique, alors il faudra absolument en passer par là. Et par pitié, ne m’avancez pas l’argument de l’espace qui manquerait, comme m’a lancé un jour, un auteur spécialisé dans le Bunker.
Quant aux chiffres, il faut absolument des tableaux pour les sortir du texte. L’avalanche de chiffres dans le texte nuit à sa lecture, et donc sature rapidement le lecteur.
D’autant que j’ai été un peu surpris par la présence des cartes pleine page. Je dois dire que cela fait un peu bouche-trou ou remplissage c’est selon, car le thème du dossier est une analyse, et non une narration. Une carte unique résumant les opérations successives du front normand eût été suffisante. Ce qui vous laissait amplement l’espace pour des notes…
Remarques de fond
Spécialiste de cette période, et lecteur assidu de nombreux ouvrages français, anglais et allemands depuis plus de trente ans, je dois reconnaître que je n’ai rien appris de neuf en lisant votre dossier. Est-ce pour autant mauvais, ou sans intérêt ? Certes non. Je le recommande même !
Pour nombre de Français, la Bataille de Normandie a occupé durement les Alliés, puis passé ce temps, le reste n’a été qu’une promenade de santé jusqu’en Allemagne, entravée par une logistique défaillante et le mauvais temps.
L’introduction (p. 31-32) de votre dossier ne fait pas défaut à cette idée reçue puisque vous écrivez : « La saignée qu’elle va y subir [en Normandie] fera pourtant qu’elle ne retrouvera plus jamais une telle efficacité jusqu’à la fin du conflit. » Les combats de la Forêt de Huertgen-Aix-la-Chapelle, Arnheim, La Bataille de Metz, la Bataille d’Alsace, la contre-offensive des Ardennes, Nordwind contredisent absolument cette idée, hélas fort répandue. C’est évidemment sujet à débat, et les arguments ne manquent pas.
En revanche j’ai relevé une bonne appréciation liminaire sur le questionnement de la supériorité matérielle alliée, mais vous auriez dû signaler que cette excuse est née des Allemands eux-mêmes pour « expliquer » leur défaite.
PARTIE 1
La question de la contre-attaque allemande
La question à résoudre est : pourquoi les Allemands n’ont-ils pas lancé de contre-attaque stratégique en Normandie ? Vos réponses :
- La complexité du commandement – la division des responsabilités donc, la faute à Hitler.
- Les visions antagonistes de Rundstedt et Rommel à qui vous donnez raison.
- La supériorité aérienne alliée
Rien de neuf ici. On lit ces arguments depuis des décennies dans tous les livres consacrés à la bataille de Normandie. Vous omettez donc d’incorporer des arguments amenés par les recherches récentes, notamment :
- La faible valeur combattive des grandes unités allemandes et notamment des unités blindées, dont deux seulement sont classées A au 6 juin 1944 (Panzer Lehr et 2e Panzer).
- La question logistique (que vous reprenez plus loin cependant) qui faisait sens ici. L’interdiction aérienne alliée ne pouvait permettre un ravitaillement suffisant pour mener une contre-attaque au niveau d’un corps d’armée, a fortiori au niveau d’une armée.
- Un réseau routier insuffisant, sauf dans la plaine de Caen.
- Rommel qui fait une fixation sur le Pas de Calais et qui prévient tout le monde jusqu’à son accident, que les Alliés vont opérer un deuxième débarquement (Lemay, 2010).
Donc ici je reste sur ma faim.
Hitler Impose ses vues
Le vieil argument des chefs militaires allemands refait surface. « On n’y pouvait rien, Hitler dirigeait tout ».
Il ne s’agit pas, bien sûr, de minimiser le rôle du chef des armées allemand. Mais ici, il faut rappeler qu’il y a deux moments et un évènement majeur : l’attentat de Stauffenberg du 20 juillet 1944.
Avant l’attentat, le commandement allemand a les mains à peu près libres et définit sa stratégie, sous contrôle d’Hitler, c’est sûr. Après l’attentat, les choses changent radicalement, d’autant que Rommel disparaît de la scène peu avant (17 juillet). Hitler intervient dès lors directement dans la conduite opérationnelle ce qui se traduit immédiatement par Lüttich, le 6 août.
Donc sur ce point, il faut être assez modéré et il ne faut pas trop donner dans la surinterprétation de la rencontre de Margival, défendue par Liddle-Hart dans l’immédiat après-guerre, afin de démontrer la « propreté » de Rommel face au nazisme, d’en faire un quasi-résistant ; alors qu’il a été un pur produit du nazisme, et nazi jusqu’à la dernière minute de sa vie.
La poche de Falaise
J’ai assez aimé ce passage qui rentre un peu dans les idées reçues, propagées par le regretté Eddy Florentin et sa notion de « Stalingrad en Normandie ». De Stalingrad, il n’y en eut point ailleurs que sur les rives de la Volga, et on ne trouvait guère que Florentin pour y voir une victoire alliée décisive.
Les Alliés eux même y ont vu une occasion manquée. Mais ici, j’aurais aimé plus de piquant, en se demandant si les Alliés n’avaient pas manqué d’audace ? Et comment, pourquoi ?
Donc la poche de Falaise est un demi-échec puisque les Allemands y perdent un matériel considérable, et notamment un nombre énorme de canons. C’est ce manque qui va permettre une exploitation de quatre cents kilomètres par Patton et Monty vers la Belgique et la Lorraine.
En revanche plusieurs études ont montré que le corps des sous-officiers s’en est globalement tiré, c’est-à-dire l’encadrement tactique qui avait fait merveille dans la bataille des haies. Ils continueront d’empoisonner la vie des Alliés pour le reste du conflit, et notamment dans les Ardennes.
Pertes
Les pertes en Normandie ne font pas l’objet de débats particuliers, et hormis la densité forte de chiffres, je n’ai pas de divergence de vues avec l’auteur. Nous sommes dans le cadre d’une guerre d’usure pendant une bonne partie de la campagne et ce point introduit la partie suivante.
PARTIE 2
La question des moyens : la Wehrmacht en infériorité numérique
Un regret sur ce point : il pouvait donner lieu à une analyse serrée de l’ordre de bataille allemand. Une bonne synthèse sur ce sujet manque aussi.
La question de la supériorité numérique alliée en Normandie est très discutable, parce que le rapport de force a varié. On peut considérer que le point d’équilibre est atteint à la mi-juillet 44, et qu’à partir de là, c’est-à-dire à partir de Goodwood, ce rapport s’inverse au profit des Alliés.
Je trouve qu’un tableau de synthèse aurait aidé à la compréhension globale du sujet, qui reste un peu confus.
Logistique
Pour ma part, c’est le très bon point du dossier, mais trop succinct. Vous survolez quelque peu le sujet alors que c’est actuellement le principal axe de recherche sur cette période. Les deux armées ont connu de très importantes difficultés d’approvisionnement. On connaît bien le problème côté allié, mais pour les Allemands, la difficulté a été particulièrement aigüe tout au long de la bataille. A commencer par le 6 juin 1944, où les Allemands ont été dans l’incapacité de réapprovisionner leurs batteries d’artillerie dès la mi-journée. C’est un des paradoxes de cette campagne.
PARTIE 3
Sur les quatre derniers points, je n’ai pas beaucoup de remarques à faire. Vous reprenez les points généraux classiquement employés pour définir les combats tactiques de la campagne de Normandie. Il n’y a pas vraiment de points à débattre de mon point de vue.
La Wehrmacht excelle dans la défensive
Comme vous l’écrivez, c’est un lieu commun.
Mais prendre pour exemple la 716e ID m’a un peu surpris, parce que le 6 juin, elle est désintégrée. Quant à la défense d’Omaha, elle est si habile que les Américains percent dès le matin du 6. Pour ma part, j’aurais choisi d’autres exemples, à commencer par la 21e Panzer qui effectue un combat défensif rationnel dès le 6 juin et prévient la capture de Caen pour six semaines.
Le mythe de la Waffen SS supérieure
Voilà le type de développement que j’apprécie, même s’il est un peu court. Voilà matière à « dossier ».
Tout le monde n’a pas lu l’excellent « Waffen SS – Soldat politique » de M. Leleu et il reste encore bien du travail pour abattre le mythe du super soldat SS. Mais il aurait déjà fallu commencer par dire que la majorité des divisions SS sont sous-équipées, sous-formées, et sont composées quasiment que de jeunes recrues qui n’ont jamais subi l’épreuve du feu.
Je regrette un peu que vous ne combattiez pas vraiment le mythe et qu’il reste çà et là, des morceaux de fascination (involontaire) qui au contraire le renforcerait. Le fanatisme dont vous faites état était assez courant dans l’armée allemande à l’époque, et n’est en aucun cas l’apanage des Waffen SS. Les paras et même des divisions d’infanterie en ont donné des preuves.
La guerre des haies
C’est l’occasion de faire un peu de géographie, et ici, une carte physique de la Normandie fait cruellement défaut. N’est-ce pas d’ailleurs un point qui aurait dû ouvrir le dossier lui-même ? Affaire de point de vue sans doute.
Erreurs tactiques
Très bon sujet mais trop court. Il y avait beaucoup à dire sur ce point.
Ténacité
Pas grand-chose à dire mais il faut préciser que la ténacité est d’une part caractéristique des troupes allemandes de 1944-45 (pas seulement en Normandie), et que cette ténacité est renforcée par le terrain favorable.
Ce qui manque dans le dossier
Voici les points en conclusion que j’aurais aimé voir développés dans le dossier :
1 – Une réflexion stratégique plus profonde sur le champ de bataille Normandie. Analyse géographique – les raisons de la stratégie allemande concernant le déploiement de son armée : défense côtière versus défense en profondeur – le déploiement des réserves blindées – la question de la surprise stratégique – la question du débarquement dans le Pas de Calais, qui a sans doute entravé les choix allemands.
2 – Une analyse de l’ordre de bataille allemand – ses forces et ses faiblesses – liste exhaustive des divisions avec leurs forces et leurs faiblesses (sous forme de tableau) - les divisions statiques, pourquoi ? – le niveau de l’infanterie allemande – la diversité des unités : division de la Luftwaffe, paras, ost bataillons. Bref un tour d’horizon complet de la Wehrmacht qui manque cruellement dans un tel dossier.
3 – Une analyse plus profonde des questions logistiques – la variété extraordinaire des matériels et armements, cauchemar logistique – l’énorme travail de l’aviation alliée qui contribue significativement aux difficultés logistiques allemandes – la question de l’organisation logistique qui doit faire apparaître d’importantes faiblesses.
C’est donc un dossier intéressant que j’ai eu plaisir à lire. Evidemment, mes exigences étant assez hautes, je suis un peu resté sur ma faim, mais je recommande cette publication à ceux qui veulent vraiment essayer de comprendre ou d’apprendre car elle livre plusieurs clefs intéressantes.