Post Numéro: 8 de Bernard Richard 25 Juin 2011, 12:33
Marianne dolorosa
Pendant la seconde guerre mondiale, le combat contre Marianne reprend.
L’Europe allemande, dont fait partie la France, est bientôt privée de ses sources habituelles d’approvisionnement en métaux non ferreux par le blocus anglo-saxon : cuivre du Chili et du Congo belge, étain de Bolivie, etc. En outre la France, occupée ou « nono », est largement coupée de ses colonies. À la recherche de métaux, les occupants ont commencé à partir de juin 1940 par piller, « récupérer » ou « mobiliser » disaient-ils, tous les stocks disponibles. Dans « l’Europe Nouvelle », s’organise comme une « Communauté européenne du cuivre et de l’airain », une CECA première façon pourrait-on dire ! Pour répondre tant aux exigences militaires allemandes qu’aux besoins industriels français, l’État français, qui se dit souverain, organise lui-même la fonte des objets de bronze par une loi du 11 octobre 1941. Celle-ci crée le Commissariat à la mobilisation des métaux non ferreux, avec le 16 du même mois l’institution de commissions départementales spécialisées dans l’inventaire des statues et autres objets de bronze ou cuivre (cloches, croix de procession, rampes d’escalier, motifs décoratifs divers, etc.) à préserver ou à livrer à la fonte Nombre de ces statues républicaines ou de la République ont disparu depuis, victimes du GIRM, Groupement d’importation et de récupération des métaux, organisme créé par le Commissariat pour récupérer effectivement les métaux non ferreux, présenter les tonnages à fournir par chaque département, presser et pourchasser chacun. N’a-t-on pas dit que L’Être et le Néant, publié en juin 1943 chez Gallimard, avait dû son succès en partie à son poids, d’un kilogramme exactement, l’ouvrage étant utilisé fermé par des ménagères pour remplacer les poids de cuivre ou de laiton confisqués par le GIRM ; dans le même registre circule l’histoire, moins sérieuse, de l’arrestation d’un baryton dont les Allemands souhaitent confisquer la « voix de bronze »… Certes le Commissariat et GIRM respectent les principaux éléments du patrimoine national : la Statue de la République à Paris, celle de la Défense de Paris à Courbevoie et bien sûr la colonne Vendôme ou celle de Juillet à la Bastille ne sont pas menacées. C’est essentiellement la « menue monnaie » de la républicanisation de l’espace qui disparaît. Paris perd au total cent cinq statues, dont soixante-cinq statues de grands hommes, trente-deux œuvres d’art et huit allégories républicaines (c’est beaucoup pour ces dernières qui étaient moins nombreuses) . Dans l’ensemble de la France, selon les décomptes de Maurice Agulhon, ce sont cent vingt statues de la République en espace public qui disparaissent ainsi, c’est-à-dire environ une sur quatre . Au contraire sont sauvegardées les statues religieuses, en particulier celles de la Vierge et de Jeanne d’Arc (après la Vierge Marie, la sainte la plus statufiée de France en lieu public).
L’exemple du Morbihan a été étudié récemment. Dans ce département, sur quatre statues de grands hommes en bronze qui sont menacées, une seule est sauvegardée, la statue équestre érigée à Vannes pour le connétable Olivier de Clisson, successeur de Du Guesclin et prédécesseur de Jeanne d’Arc dans le panthéon scolaire de la Troisième République, tandis que sont fondues en 1942 ou 43 celles du républicain Jules Simon, natif de Lorient, et de deux « hommes de progrès », un ingénieur naval et un médecin, gloires lorientaises du XIXe siècle ; précisons que ces quatre bronzes, de style académique, avaient le même intérêt historique et artistique, qu’ils dataient de la fin du XIXe ou du début du XXe et qu’elles étaient l’œuvre d’artistes alors réputés .
À Auxerre, parmi le bronze en lieu public, la très patrimoniale statue de l’Auxerrois Paul Bert, sur le pont du même nom, en réchappe, de peu dira Jean Moreau, maire (en fait non pas maire mais « chef de la délégation spéciale », nommé directement par le préfet et apprécié des autorités vichystes et allemandes) et confiseur de son état, parce qu’il avait argué auprès du commandement allemand d’Auxerre qu’elle renfermait bien peu de métal, creuse qu’elle était tout comme un Père Noël en chocolat, et qu’elle était donc de peu d’intérêt pour les besoins allemands en « alliage cuivreux » ; en fait la statue n’était pas vraiment menacée car elle appartenait à cette catégorie des « statues et monuments [présentant] un intérêt artistique ou historique », catégorie explicitement épargnée de la « récupération » par le décret d’octobre 1941 ; en revanche disparaissent les statues de deux autres Auxerrois, celle d’Alexandre Marie, un avocat ministre du Travail en 1848, et celle du mathématicien Joseph Fourier, préfet et baron d’Empire, qui avait pourtant donné son nom à un lycée de la ville : bonne pêche pour l’Occupant.
Au total, voilà une phase importante de « dé-républicanisation » de l’espace public, retour brutal du balancier, qui mêla exigences allemandes, besoins économiques, goût esthétique (lutte contre une « statuomanie » jugée excessive et productrice de plus de laideurs que de beautés) et volonté idéologique antirépublicaine…
Qu’en est-il des Mariannes officielles, celles des timbres et des pièces de monnaie, celles des mairies, généralement en plâtre plutôt qu’en bronze ?
Marianne disparaît des timbres, remplacée par l’effigie du maréchal. Sur les pièces de monnaie, la devise du régime, « Travail, Famille, Patrie », remplace la devise républicaine et la francisque apparaît. Des maires remisent les bustes de Marianne dans les caves ou greniers de leur mairie et certains bustes sont détruits par des commandos de miliciens. Ailleurs, cas rares, on la remplace par une statue de Jeanne d’Arc ou, comme dans la mairie de Cholet (Vendée), par un buste du maréchal Pétain qui vient trôner entre mai 1942 à août 1944. Les plus violents « chasseurs de Mariannes » sont les membres de la Milice, cet organisme créé par le gouvernement de Vichy en janvier 1943 afin de pourchasser les résistants, les communistes, les juifs, en un mot, l’« anti-France ». Par une lettre adressée depuis l’Ain à son ancien chef de Montpellier, en date du 22 juin 1944, un milicien annonce : « Dans tous les patelins où nous sommes passés, et Dieu sait s’il y en a, nous avons foutu la Marianne en l’air ». Le même, dans ce courrier, ajoute en termes aussi crus : « Nous ne craignons pas les gendarmes, ni les préfets et intendants. Au contraire, on les fout dedans » . Beauté du style, belle perspective d’avenir !
Cependant on rencontre aussi divers cas de bustes de la République maintenus par un conseil municipal unanime et affrontant pour ce faire les autorités préfectorales. C’est ce qui advient dans la commune de Cheny, proche de la grande gare de Laroche-Migennes, sur le P.L.M . Le préfet de l’Yonne y vient en février 1943 pour étudier la contestation suscitée par une mesure que le conseil municipal estime arbitraire et injuste, le classement de la commune en zone rurale pour les tickets d’alimentation, quand celles de Laroche et de Migennes le sont en zone urbaine, et sont donc mieux pourvues en tickets. Mais en entrant dans la mairie, le préfet découvre qu’y trônent toujours des bustes de Marianne, dans le bureau du maire et dans la salle du conseil, contrairement aux ordres donnés par ses circulaires, en particulier un arrêté préfectoral maintien de l’effigie de la République, est loin d’être unique : d’une part l’attitude des préfets variait d’un département à un autre, de décembre 1942 demandant l’enlèvement de tous les bustes de la République des mairies ; il révoque aussitôt le maire, mais le conseil unanime et solidaire présente peu après sa démission. Deux semaines plus tard, le préfet annonce au maire qu’il accepte le maintien des bustes de la République : en février 1943, la position de Vichy est affaiblie par le débarquement américain en Afrique du Nord, les difficultés des armées allemandes à l’Est et l’attitude de plus en plus rétive de la population. Mieux vaut, pour le préfet, céder sur le symbole.
Le maire reprend son poste, les conseillers reviennent sur leur démission et obtiennent le classement de la commune en zone urbaine pour les tickets de rationnement. Il s’agit en l’occurrence d’un conseil municipal qui participe clandestinement à la résistance des cheminots du P.L.M. et qui sera maintenu à la Libération puis réélu. En hommage à sa conduite courageuse pendant l’Occupation, le maire, Albert Gallois, verra son nom donné dans les années cinquante à un groupe scolaire.
Ce cas de résistance, de d’autre part et surtout les autorités allemandes étaient d’une façon générale favorables au maintien des cadres de l’administration française, maintien qui allégeait considérablement le poids humain et financier de l’Occupation pour l’Allemagne nazie (c’est le vrai problème que pose le régime de Vichy), ce qui méritait bien quelques sacrifices à l’imagerie et à la symbolique républicaines...
Ajoutons que, au fur et à mesure que la Libération approchait, ces Mariannes maintenues étaient furtivement fleuries, décorées de tricolore, par exemple pour le 14 Juillet ou le 11 Novembre.
Même là où le buste de Marianne reste en place, dans toutes les mairies de France, on enlève le portrait du président de la République déchu (et de tous les présidents antérieurs, là où ils figurent) et on le remplace par celui du Maréchal qui inaugure un tout autre régime dans lequel la personnalisation du chef fait partie des principes essentiels à mettre en œuvre. À l’été 44, cela donnera du travail aux maires, et à bien des particuliers : remplacer subrepticement le portrait du maréchal par celui du général…
Bernard RICHARD (L'Echo de Joigny, n° de juillet 2012, revue de l'association culturelle et d'études de Joigny, voir site de cette ACEJ)