Dans un fil voisin que, las de lire les mêmes affirmations sans preuves selon l’argumentum ad nauseam, j’ai récemment quitté, un participant jugeait bon de traiter sans cesse ses contradicteurs de « fonctionnalistes ».
Certes, le fonctionnalisme en histoire a (heureusement !) une définition plus restrictive et spécifique qu’en sociologie, laquelle nous ramène à la fameuse querelle des historiens en Allemagne dans les années quatre-vingt. A ce moment-là (rappel très succinct), étaient dits « fonctionnalistes » les historiens qui, selon Léon Poliakov (in Un point final à l'Historikerstreit), s'attachaient à démontrer que la « solution finale de la question juive » a été le résultat de circonstances extérieures à la politique nazie, au premier chef, la guerre sur le front de l'Est. En effet, pour la plupart d’entre eux, c’est parce que les communistes avaient d’abord entrepris, en URSS, l’extermination de « classes » sociales entières (« bourgeois », « koulaks » dès 1929) que les nazis ont mis en œuvre le génocide des « judéo-bolcheviks » à la faveur de la guerre. Ainsi s'opposaient-ils aux historiens dits « intentionnalistes » qui affirmaient que la Shoah était le résultat d’une décision prise de longue date par Hitler et qui reprochaient donc aux premiers de vouloir atténuer la responsabilité des Allemands et de faire équivaloir les crimes de masse nazis et communistes.
Cependant, toujours selon Léon Poliakov, plus généralement, les fonctionnalistes « font intervenir des lois structurelles impersonnelles, les intentions humaines n'ayant pas à être prises en compte dans les grands mouvements de l'histoire ».
Or, à mon humble avis, il me semble que, hors la question de la « solution finale », l’on peut très bien prendre en compte à la fois les intentions humaines et les circonstances sans faire intervenir de pseudo-lois de l’histoire, donc sans être strictement « intentionnaliste » ou « fonctionnaliste ».
Par exemple, lorsque l’historien universitaire Jean-Luc Leleu, in La Waffen-SS, déclare que le massacre d’Oradour-sur-Glane constitue « une transposition circonstancielle [mais non fortuite] de méthodes préalablement appliquées à l’est par la division Das Reich et [le résultat de] la concomitance de quatre éléments », il s’agit de la prise en compte à la fois d’intentions (mission, consignes) et de circonstances (attentats de partisans « de type soviétique », urgence du départ pour le front…).
Cela dit, le fait que l’histoire, comme l’amour, n’ait jamais connu de lois, n’empêche nullement qu’elle puisse et doive revêtir un caractère scientifique où règne une certaine objectivité qui exige des preuves !
Permettez-moi deux courtes citations sur ce point pour nourrir un éventuel débat :
Dans L’histoire aujourd’hui, « L’historien et l’objectivité », Gérard Noiriel, directeur d’études à l’EHESS, écrit : « Défendre le caractère scientifique du travail historique, ce n’est plus affirmer l’existence de lois de l’histoire, mais défendre une manière de produire socialement des connaissances, qui est propre à la science, démarche nécessairement collective fondée sur le refus d’accepter des affirmations qui n’aient pas été démontrées preuves à l’appui […]. C’est dans cette perspective que la défense du principe d’objectivité [en histoire] reprend tout son sens. »
Dans Douze leçons sur l’histoire, Antoine Prost écrit : « […] la vérité, en histoire, c’est ce qui est prouvé. Quelles méthodes permettent l’administration de la preuve ? […] l’investigation et la systématisation qui reposent sur deux types de preuves : la preuve factuelle et la preuve systématique.
[…] l’histoire doit reposer sur des evidences tirées des données (data).
[…] La systématisation intervient toutes les fois que l’historien énonce des vérités qui portent sur un ensemble de réalités […]. Les méthodes qui permettent de [la] valider sont inégalement rigoureuses. La plus faible consiste à apporter des exemples à l’appui de la systématisation. […] La méthode la plus forte repose sur la construction d’indicateurs quantifiables et la validation statistique.
[…] l’important [est] de suivre une méthode, c’est-à-dire de la définir et d’en justifier le choix, sinon l’historien se condamne à produire un texte littéraire assorti d’exemples dont la valeur probante est faible. »