Certains "pauwelistes" arguent de l'influence de Henry Ford sur Hitler pour démontrer la culpabilité du grand capital américain dans l'émergence du nazisme. Mais Henry Ford incarnait-il vraiment l'établishment américain ? Je suis tombé sur un article d'André Kaspi, Henry Ford, le roi de l'automobile, in L'Histoire n°36, septembre 1990, p 34-46, qui précise la personnalité du grand patron américain. La Conclusion est de moi.
1) Une origine rurale qui l'influencera toute sa vie.
Henry Ford est né le 20 juillet 1863 à Dearborn, dans le Michigan, dans une famille de petit fermier. Peu doué à l'école, il n'est pas, non plus, attiré par les travaux des champs. C'est la mécanique qui le passionnera très vite, et il ira faire son apprentissage à Détroit. Plus tard, engagé par Edison, il bricolera ses moteurs qui donneront sa fameuse Ford T, qui sortira le 1er octobre 1908.
Ford sera influencé toute sa vie par ses origines rurales, se méfiant des banquiers, de Wall Street, de la Haute Société et des bureaucrates de Washington. Il sera marqué par la baisse des prix agricoles, à la fin du XIXe siècle, qui va toucher de plein fouet les paysans américains qui haïront l'oligarchie de la côte Est.
Ford se méfie tellement des banquiers qu'il ne proposera pas de crédit pour l'achat de ses Ford T, et cela, jusque dans les années 20, ce dont profiteront ses concurrents pour lui tailler des croupières !
2) Un patron social qui s'opposera aux syndicats !
Henry Ford lorsqu'il lance sa Ford T, en 1908, qui connaîtra un succès fulgurant, passant de la production de 32 000 véhicules en 1910 à 750 000 en 1916 et de 22 % de part du marché de l'automobile en 1912, à plus de 61 % en 1921, va avoir la réputation d'un patron social, au début de son aventure. En effet, il paie très bien ses ouvriers qui seront, d'ailleurs, ses meilleurs clients ! Il est d'ailleurs un patron assez paternaliste qui essaie d'améliorer la vie de tous les jours de ses ouvriers.
Mais après le krach de 1929, le vieil homme se montre férocement hostile aux syndicats et les salaires des ouvriers vont devenir inférieurs à ceux pratiqués par General Motors et Chrysler.
Son service d’ordre recrute dans le milieu et cogne dur. Le 7 mars 1932, un groupuscule de syndicalistes communistes se heurte au service d’ordre de la Ford, soutenu par la police de Dearborn. L’un des leaders et trois de ses compagnons sont abattus par une rafale de mitrailleuse. Lorsque la loi de 1933, dite National Industrial Recovery Act autorise les syndicats, Ford fait la sourde oreille.
En 1935, une nouvelle loi, proposée par le sénateur Robert Wagner, est votée par le Congrès et remplace le NIRA. Un Bureau National a pour mission de veiller aux relations entre les employés et leurs patrons, de pourchasser les pratiques injustes, d’aider à la mise en place de représentations syndicales. Les ouvriers de l’automobile saisissent l’occasion pour tenter d’imposer à Ford la présence d’un syndicat. Peine perdue ! Le 26 mai 1937, les leaders du mouvement sont passés à tabac par le service d’ordre. Henry Ford va résister jusqu’en juin 1941, jour où il signe une convention collective avec l’United Automobile Workers. Une grande victoire pour le syndicalisme américain contre celui qui fut, jadis, l’entrepreneur du peuple.
3) La tentation du politique : du pacifisme à l'antisémitisme !
a) Des convictions pacifistes.
Le déclenchement de la Grande Guerre l’a bouleversé. Pour lui, tout soldat est un « meurtrier ». La guerre résulte pour lui des intrigues des banquiers et des marchands de canons. Wall Street mène l’horrible complot. Pour arrêter le carnage, Henry Ford décide de lancer une campagne d’opinion qui devait incite les belligérants à rétablir la paix.
Après avoir rencontré Wilson, Ford embarque, le 4 décembre 1915, sur l’Oscar II, « le bateau de la paix ». Son but, répète-t-il, est de « renvoyer chez eux avant Noël les hommes qui combattent dans les tranchées".
Mais des tensions à bord naissent et s’amplifient, et, arrivé à Oslo le 18 décembre, Ford quitte ses compagnons et retournent aux USA.
En 1918, il se présentera pour le poste de sénateur fédéral du Michigan, sur 500 000 suffrages exprimés, il sera battu par 4 400 voix.
b) La dérive antisémite.
En novembre 1918, Henry Ford a acheté un hebdomadaire, le Dearborn Independent. Parmi les causes à défendre, la SDN, les méfaits de la propriété absentéiste (?), les logements décents, la nationalisation du téléphone, du télégraphe, des chemins de fer, la prohibition des boissons alcoolisées, les droits des femmes, la méfiance à l’encontre des banquiers.
Le 22 mai 1920, L’Independent commence la publication de 91 articles sur « Le Juif International : un problème mondial. » Pendant deux ans, le complot des Juifs est inlassablement dénoncé. La source ? Les Protocoles des sages de Sion, faux document fabriqué en Russie, en 1903. Les Juifs sont accusés de corrompre, aux USA, la vie politique, les milieux financiers, les mœurs et de vouloir prendre le pouvoir dans le monde, tantôt sous le masque du capitalisme, tantôt sous celui du bolchevisme.
« En Amérique, nous révèle l’hebdomadaire, la plupart des grosses affaires, les trusts et les banques, les ressources nationales et les principales productions agricoles comme le tabac, le coton et le sucre, sont entre les mains des financiers juifs ou de leurs agents. Les Juifs sont les propriétaires les plus puissants et les plus nombreux du pays. Ils dominent le monde du théâtre. Ils ont la maîtrise absolue des publications (…). Il y a une race, une partie de l’humanité, qui n’a jamais été bien accueillie et a pourtant réussi à s’emparer du pouvoir auquel la race la plus fière des Gentils n’a jamais aspiré. »
Son antisémitisme plonge ses racines dans le mouvement populiste américain des années 1890, avec la crise rurale consécutive à la baisse des produits agricoles, porté par l’hostilité des fermiers à l’oligarchie financière.
La campagne de presse prend fin brutalement en janvier 1922, parce que l’image de marque de Ford en a subi les effets, mais parce que les producteurs de cinéma de Hollywood ont menacé de montrer à l’écran des modèles T qui dérapent ou s’écrasent contre des arbres.
Elle reprend en 1924 pour se terminer devant les tribunaux, trois ans plus tard. Ford fera amende honorable. En une longue lettre il présente ses excuses à la communauté juive. Malgré tout, il restera le porte-parole de l’antisémitisme.
A l’étranger, sa phobie fera des émules. C’est grâce à lui que Les Protocole des Sages de Sion ont eu une large diffusion dans l’Allemagne des années 20. Hitler a lu les articles du Dearborn Independent, a accroché le portait de Ford dans son appartement, et est le seul américain à avoir été cité dans Mein Kampf.
Conclusion:
Henry Ford était-il représentatif de l'établishment américain ? Certainement pas ! Patron paternaliste, marqué par ses origines rurales, l'homme se méfiera toute sa vie des financiers de Wall Street (il refusera la pratique du crédit durant longtemps !) et des bureaucrates de Washington. Peu intéressé par la vie mondaine, menant une vie rangée, son antisémitisme prendra ses racines idéologiques dans le populisme américaine qui naîtra sur les ferments de la crise agricole.
Ford verra dans l'image du juif, le capitaliste et le bolchevique, un être syncrétique et démoniaque qui dirige, en sous-main, l'économie mondiale.
Atypique dans le paysage des patrons américains, il se mettra d'ailleurs à dos Hollywood et sera traîné devant les tribunaux pour son antisémitisme. Si peu intégré à l'etablishment, qu'il sera battu deux fois à des élections sénatoriales !!
Mais d'après Kaspi, c'est son journal qui diffusera Les Protocoles des sages de Sion qui influencera grandement Adolf Hitler.
Aussi, Henry Ford incarne plutôt un certain populisme américain de l'Amérique profonde plutôt que le capitalisme de Wall Street !