Bonjour.
Tout d’abord, merci à Audie de me permettre de reprendre le débat qui m’oppose à MM. Bernard et Delpla sans être hors sujet. Puisque nous avons changé de fil, j’aimerais, avant de répondre aux attaques, exposer une nouvelle fois ma position en ce qui concerne l’objet de ce nouveau fil, soit le mémo de Heinrich Himmler à Hitler intitulé "
Einige Gedanken über die Behandlung der Fremdvölkischen im Osten" datant du 15 mai 1940 (disponible dans son intégralité, mais en allemand, à la page
http://www.ns-archiv.de/krieg/untermenschen/himmler-fremdvolk.php).
Pour ce qui est de la valeur de ce document, on peut le considérer comme une source sûre qui reflète bien l’avis du chef de la SS, étant donné qu’il s’adresse directement au Führer. Il n’est pas question ici de dissimuler des informations compromettantes au peuple allemand, ni de l’influencer dans son jugement.
De quoi parle ce document ? Commençons d’abord par traduire le titre : "Quelques pensées sur le traitement des nationaux étrangers à l’est". Il s’agit donc d’un exposé de diverses mesures à prendre pour traiter la question des non Allemands (terme que j’emploierai désormais pour
Fremdvölkische, "nationaux étrangers" ne voulant pas dire grand-chose) dans les territoires de l’est, soit le Gouvernement général (15 mio d’habitants) et les Provinces de l’Est (8 mio d’habitants).
Dans les premiers paragraphes, Himmler expose une première étape de sa stratégie : diviser pour mieux trier.
Bei der Behandlung der Fremdvölkischen im Osten müssen wir darauf sehen, so viel wie möglich einzelne Völkerschaften anzuerkennen und zu pflegen, also neben den Polen und Juden die Ukrainer, die Weißrussen, die Goralen, die Lemken und die Kaschuben. Wenn sonst noch irgendwo Volkssplitter zu finden sind, auch diese.
"Pour le traitement des non Allemands à l’est, nous devons avoir les yeux fixés sur le fait qu’autant de peuplades particulières possible doivent être reconnues et soignées, c’est-à-dire, à côté des Polonais et des Juifs, les Ukrainiens, les Biélorusses, les Gorales, les Lemks et les Cachoubes. Et s’il y a encore n’importe où des éclats de peuples à trouver, également ceux-là."
Himmler propose en effet de fractionner au maximum ce qu’il appelle la "bouillie de peuples" en peuplades. Les plus hautes autorités dont ces dernières devront disposer sont les maires et la police. Ce fractionnement lui permettra d’effectuer le "triage racial", seul critère qui permettra de pêcher les éléments assimilables et de les envoyer en Allemagne.
Dans le sixième paragraphe, Himmler expose, en gros ses objectifs qu’il paraît diviser en deux temps. Les cas des Cachoubes et des Juifs devraient être résolus rapidement. Il prévoit 4 à 5 ans pour l’assimilation complète des Cachoubes (qui, après ce laps de temps, ne devraient plus former un peuple). En ce qui concerne les Juifs :
Den Begriff Juden hoffe ich, durch die Möglichkeit einer großen Auswanderung sämtlicher Juden nach Afrika oder sonst in eine Kolonie völlig auslöschen zu sehen.
"La notion Juifs, j’espère la voire être éliminée complètement par la possibilité d’une grande émigration de tous les Juifs vers l’Afrique ou sinon vers une colonie."
Dans un second temps et à plus long terme, il considère que les notions d’Ukrainiens, de Gorales, de Lemk et même de Polonais pourront être effacées sur territoire allemand.
Les paragraphes suivants développent la méthode d’assimilation prévue par Himmler. En fait d’assimilation, il s’agit plutôt, pour les non Allemands, après le triage, d’un asservissement par la réduction de l’essentiel de leur éducation.
Einfaches Rechnen bis höchstens 500, Schreiben des Namens, eine Lehre, daß es ein göttliches Gebot ist, den Deutschen gehorsam zu sein und ehrlich, fleißig und brav zu sein. Lesen halte ich nicht für erforderlich.
"Calcul simple jusqu’à 500, écrire le nom, enseigner que c’est un commandement divin d’être obéissant et honnête envers les Allemands, et d’être travailleur et brave. Je ne considère pas que lire soit nécessaire."
Les Allemands reconnu comme tels seront envoyer en Allemagne pour y être assimilés dans les écoles.
Ainsi, Himmler considère 3 catégories de population vivant à l’Est :
(1) les peuples parfaitement assimilables ;
(2) les peuples difficilement assimilables à réduire en esclavage ;
(3) le peuple juif impossible à assimiler et qui donc doit disparaître de ces territoires, d’une manière ou d’une autre.
En passant, ne retrouve-t-on pas là le fondement de l’action des
Einsatzgruppen qui, un an plus tard, vont décimer l’intelligentsia en URSS et exterminer les populations juives ? Ne vont-ils pas, camouflés par le fracas du front, préparer brutalement le terrain à la germanisation en exterminant les Juifs (le peuple impossible à assimiler) et les élites des peuples non allemands pour faciliter leur asservissement ?
Ensuite, Himmler évoque le principe du triage au niveau individuel et le risque que des Allemands soient victimes des mesures d’asservissement en passant entre les mailles du filet. C’est au milieu de cette discussion qu’intervient un passage célèbre :
So grausam und tragisch jeder einzelne Fall sein mag, so ist diese Methode, wenn man die bolschewistische Methode der physischen Ausrottung eines Volkes aus innerer Überzeugung als ungermanisch und unmöglich ablehnt, doch die mildeste und beste.
"Aussi cruel et tragique que chaque cas particulier puisse être, autant cette méthode est la plus douce et la meilleure si on refuse la méthode bolchevique de l'élimination physique d'un peuple, par conviction intime, comme non germanique et impossible."
On rattache généralement ce passage à celui évoquant l’émigration des Juifs en Afrique pour en déduire qu’en 1940, Himmler ne pense pas encore à leur élimination physique. A mon sens, si on remet le passage dans le contexte du mémo, avec ce qui précède et ce qui suit directement, il doit être interpréter différemment.
Je pense, comme je le dis plus haut, que les cas particuliers "cruels" et "tragiques" que mentionne Himmler sont des enfants "de [son] sang" qui pourraient venir à souffrir de cette méthode et que s’il la considère tout de même comme la meilleure, c’est que, contrairement à la "méthode bolchevique", elle épargne la vie de ces Allemands. Le meurtre de masse par inanition telle que la famine de 1932 en Ukraine, ne permet pas ce triage racial qu’il considère comme fondamental et c’est en cela qu’il est "non germanique et impossible".
Encore une fois, ne peut-on voir là une idée essentielle à ce que sera la Solution finale : une sélection méticuleuse assurée par des Eichmann et une extermination ciblée ?
On considère souvent ce document comme étant à l’origine de l’étude du Plan Madagascar par la SS (notamment par Eichmann). Le destinataire, Hitler, fait que ce document ne saurait constituer l’ordre à ses propres subordonnés d’étudier la question. De surcroît, alors que Himmler spécifie jusqu’à combien les enfants des peuples asservis sauront compter, expose les risques de la sélection raciale, une seule phrase règle le cas juif. Il est incontestable que les diverses méthodes ne sont pas développées avec la même assiduité. A mon sens, dans ce mémo, la question juive n’est mentionnée que par un soucis d’exhaustivité : trois catégories de peuples sont mentionnées, il faut trois méthodes proposées.
La brièveté de l’exposé de la méthode à appliquer au peuple juif signifie que (a) Hitler est déjà au courant de la proposition de Himmler et des problèmes qui lui sont liés (incertitude quand à la faisabilité – "j’espère" – et à la destination – "Afrique ou une colonie") et (b) que l’étude est déjà en cours, ou du moins qu’il y a déjà bien réfléchi. Cela suppose des documents disparus et/ou des conversations avec Hitler dans lesquels le sujet a été évoqué en détail – ce qui fait donc que Himmler n’était pas obligé d’y revenir longuement dans le présent document.
La chronologie de ce document daté du 15 mai 1940 pose le problème de son rapport éventuel avec la Campagne de France qui vient de débuter – et c’est le sujet principal du débat qui m’oppose à MM. Bernard et Delpla.
Pour mémoire, l’armée allemande, prenant l’initiative, passe à l’attaque sur le front ouest. Dans les Ardennes, le 12 au soir, la Wehrmacht est au bord de la Meuse. Le 14, dans la région de Dinant, un pont de bateau est jeté et les premiers éléments blindés traversent. Le 15, le front est percé et, "au soir, la décision est acquise" (P. Masson).
Ma position est que le présent document est plutôt lié au contexte de l’invasion de la Pologne 8 mois auparavant, mais pour laquelle aucun plan concret n’est encore mis en place en vue de sa germanisation, qu’aux événements à l’ouest. Cette dernière hypothèse constitue la position de MM. Bernard et Delpla. Je me garderai naturellement de la contester formellement, ne disposant d’aucun argument définitif, mais tout au plus d’un faisceau d’éléments.
L’hypothèse selon laquelle ce document serait lié à la Campagne de France est basée sur la mention du Plan Madagascar. En effet, cette île est alors une colonie française. Son utilisation comme ghetto juif aurait donc exigé la capitulation de la France (NB le projet d’exiler les Juifs à Madagascar a notamment été étudié par les Polonais avant la guerre ; ils y ont envoyé une délégation ; eux, prévoyaient une négociation diplomatique). Selon mes opposants, Himmler, observant l’avancée sur le front ouest, aurait pris l’initiative de rappeler à Hitler, au moyen de ce mémo, d’exiger du gouvernement français qu’il lui cède l’île de l’Océan indien dans le cadre des négociations d’armistice.
Au passage, M. Bernard estime qu’Hitler lui-même a fait circuler l’idée du Plan Madagascar depuis un certain temps déjà, afin de brouiller les pistes sur ses intensions réelles (le génocide). Bien que je ne sois pas d’accord avec lui pour dire que cela est "évident", je n’ai rien contre cette hypothèse, même si je pense qu’une impulsion du Führer était inutile, cette option faisant visiblement partie de la tradition antisémite de l’époque. En tous les cas, l’idée n’a certainement pas germé dans l’esprit de Himmler ce 15 mai 1940. Parenthèse refermée.
A la lecture du débat, je reconnais en fait deux positions dans le discours de mes adversaires : (A) une position forte et (B) une position faible, en fonction des exigences qu’elles impliquent.
(A) la position que j’appellerais "forte" consiste à dire que ce mémo est lié à la victoire sur le front ouest. C’est-à-dire que Himmler savait que la décision était acquise lors de sa rédaction. Il me semble qu’on retrouve cette idée dans la première phase du débat, lorsque M. Bernard me répond :
Nicolas Bernard a écrit:1) Le 15 mai 1940, l'Allemagne a gagné la guerre contre la France. Le front a été percé sur la Meuse. Il est impossible de combler la brèche. Les cinq semaines qui suivront ne seront plus, militairement causant, qu'un baroud d'honneur.
2) Cela, Hitler en est conscient. [...]
3) Le mémorandum de Himmler ne peut se concevoir que dans un tel contexte, celui d'une victoire à l'Ouest. Sa proposition de déporter les Juifs en Afrique repose sur une apparente certitude, celle que l'Allemagne va récupérer quelques portions de territoire africain lorsque la paix sera signée. Si au contraire Himmler tablait sur une guerre longue, son projet africain est dépourvu de sens...
(B) la position "faible" n’exige qu’une espérance de Himmler dans la victoire (la seconde partie du point 3 de M. Bernard, ci-dessus reste tout à fait valable ici). On trouve cette position à la fois chez M. Delpla et chez M. Bernard lorsqu’ils voient une contradiction dans mon raisonnement.
Nicolas Bernard a écrit:Vous écrivez plus loin : "Il n'est pas nécessaire au contenu de ce texte (et même de la phrase en question) de supposer que Himmler sait déjà que la campagne est gagnée. Il suffit d'admettre qu'il croit, voire même qu'il espère que la bataille sera remportée."
Cette contradiction de votre exposé règle donc la controverse.
et
François Delpla a écrit:Pesez bien votre réponse : si c'est la dernière phrase citée [NdChr celle citée par M. Bernard ci-dessus] qui est la bonne, cela veut dire que Nicolas et moi-même avons été indûment raillés.
Il est clair que l’argument que je présentais, mettant le doigt sur la difficulté pour Himmler de rédiger un rapport le 15 mai en toute connaissance des conséquences de la percée allemande (NB Gamelin lui-même n’en est informé que le soir), porte uniquement sur la position forte (A) et n’a aucune pertinence contre la position faible (B). Cet argument n’est pas en contradiction avec celui cité par M. Bernard. Ils portent tous deux contre, et uniquement contre, la position forte (A), laissant ouverte la position faible (B).
En résumé, Himmler pouvait fort bien parler, le 15 mai, du Plan Madagascar en tablant sur une victoire allemande. Il n’était pas obligé de savoir la "décision acquise" pour travailler sur l’hypothèse d’un exode forcé des Juifs vers l’Afrique. Il avait foi dans le destin de l’Allemagne et de son Führer et espérait forcément une victoire de la Wehrmacht. Par contre, je continue à douter très fort que Himmler
savait la victoire acquise.
Ainsi, M. Delpla, je garde la "dernière phrase"
et la première - sans les railleries involontaires - , que je ne considère pas comme contradictoires. Ce n’est pas pour autant que j’admets la position faible (B). D’autres arguments s’y rapportent.
En effet, la position faible (B) devient précisément faible si on estime qu’Himmler ne fait, le 15 mai, qu’espérer la victoire. Est-ce que la teneur d’un tel rapport, rédigé le 10 mai 1940, eût été différente, alors qu’il espérait déjà incontestablement que la victoire appartiendrait à l’Allemagne ? Espoir et croyance sont, à mon sens, trop vagues pour déterminer la date en fonction de la victoire. C’est la passage de la croyance à la connaissance que la campagne est remportée (position A) qui aurait dû amener la rédaction du mémo – or, encore une fois, je ne pense pas que ce passage se situe le 15 chez Himmler.
Contre la position faible (B), viennent ensuite tous les arguments issus de mon analyse du texte. Notamment que le Plan Madagascar est totalement sous-représenté au niveau du mémo, que cette mention peut difficilement être la première depuis 1938, que la destination n’est pas sûre, ...
A cela s’ajoute un nouvel argument. Si on peut admettre que Hitler est certain de son résultat contre la France le 15 mai, qu’en est-il de son score face à la Grande-Bretagne ? Le Plan Madagascar, tout comme un plan "Afrique", nécessitait non seulement la chute de la France, mais également celle du Royaume-Uni, dont la marine contrôlait une grande partie des mers du globe.
Je répondrai ultérieurement au reste.
Désolé d'avoir été un peu l... très long
Bien à vous,
Christian