Ce qui me pose problème, avec ces citations partielles de Robert Paxton, c'est le raisonnement qu'elles induisent,
lequel laisse entendre que la reconstruction économique et la prospérité françaises des Trente Glorieuses sont dues à Vichy. Cela me fait penser à cet autre raisonnement, propagé par les anciens nazis allemands, selon lequel la prospérité de la R.F.A. était issue des infrastructures et de l'ordre moral fondées par le III.
Reich, sans parler de la question de savoir si les initiatives économiques, sociales et militaires de Staline ont créé les bases de la victoire soviétique contre la
Wehrmacht... A ne retenir que quelques apports, on en oublie l'essentiel :
tel n'était l'objectif, ni des nazis, ni des vichystes, et Staline n'aurait pas davantage souhaité que l'armée allemande atteignît Moscou, Leningrad et Stalingrad.
Et ainsi que je l'écrivais, telle est la conclusion que livre Paxton (
La France de Vichy, op. cit., p. 332) et dont vous n'avez produit qu'un extrait qui faisait disparaître l'élément fondamental :
[Le changement des années cinquante] s'explique en partie cependant par le choc de 1940 et les quatre années de Vichy. C'est alors que la conception des nostalgiques a perdu définitivement tout crédit, non qu'elle ait été complètement abandonnée : elle fut simplement ramenée à des enclaves. C'est alors qu'une génération de techniciens et de patrons ont acquis une expérience nouvelle et un pouvoir nouveau. C'est alors qu'on se mit à avoir plus d'enfants. Mais seuls quelques dirigeants oeuvraient consciemment pour cette France-là. ; les autres la détestaient.
Bref, la modernité française qui sera celle introduite par la IVe République l'a été
malgré Vichy. C'est la fusion de ces courants avec un autre, né de la Résistance, qui formera la France nouvelle, précise Paxton (
ibid.).
Les éléments de modernité favorisés par Vichy s'intégraient au contraire dans un ensemble de stratégies qui n'avaient rien de commun, en termes d'intentions, avec ce que seront les Trente Glorieuses. Là encore, il aurait fallu citer Paxton dans son intégralité au lieu de se limiter à des citations qui laisseraient croire à une thèse un tantinet provocatrice.
Les industries se sont concentrées, ont recherché les moyens d'accroître leur productivité, ont rationalisé davantage la production ? Oui,
mais dans le cadre de l'exploitation industrielle allemande, qui contraignait les patrons à de tels choix, outre que certains d'entre eux avaient résolu de s'intégrer à une Europe économique dominée par le
Reich et faisant concurrence à l'ennemi américain (Robert Paxton,
La France de Vichy, op. cit., p. 329-330 - voir également Philippe Burrin,
La France à l'heure allemande - 1940-1944, Seuil, coll. points Histoire, 1997, p. 233-266),
mutations économiques facilitées par les compressions salariales (la hausse des prix dépassait de 40 points celle des salaires !) et par la suppression des syndicats (
ibid., p. 348-349).
Vichy a accentué la planification, la portant à un haut degré de rationnalisation ? Oui, mais là encore
pour répondre à une situation de pénurie et surtout aux exigences de l'occupant, déterminé à piller la France. Je cite Paxton (
op. cit., p. 331) :
Quand la moitié du revenu national était absorbé par les frais d'occupation, quand les consommateurs allemands et français se disputaient à coups de billets de banque les produits disponibles, un contrôle du marché était inéluctable. Ce qui ne l'était pas, en revanche, c'était d'amener la population à croire qu'un plan était la seule voie de salut pour l'après-guerre.
Vichy a promulgué des lois sociales ? Oui, mais le principe des allocations sociales était républicain, c'est à dire né sous la IIIe République. Et si Pétain a signé une loi de 1941 sur la retraite des vieux travailleurs, il faut ajouter que cette législation sociale
ne s'appliquait ni aux Juifs, ni aux personnes déclarées ennemis de l'Etat, tels que franc-maçons, communistes, Résistants.
S'agissant du redécollage nataliste des années quarante, qui se dessine nettement en 1942-1943, Robert Paxton ne l'attribue nullement à Vichy, mais constate simplement que
le fait survient, en termes chronologiques, sous l'ère vichyste, ce qui est sensiblement différent (
op. cit., p. 331). Vichy a certes développé une telle politique, déjà amorcée sous la IIIe République - rien de bien typique à un régime dictatorial, donc, ni à une démocratie. Mais cette politique de l'Etat français supposait
une réduction des droits - passablement réduits au demeurant à l'époque - de la femme (voir Francine Muel-Dreyfus,
Vichy ou l'eternel feminin. Contribution a une sociologie politique de l'ordre des corps, Seuil, 1996).
Par ailleurs, la détermination des origines de cet accroissement de la natalité reste difficile. Doit-on prendre en considération l'angoisse liée à l'année noire de 1942 ? L'espoir de la libération en 1943 ? Les vastes mouvements de populations (exode, expulsion des Alsaciens, retour vers les campagnes), impliquant une mutation des comportements sociaux, ont également pu favoriser une telle évolution.
Il convient également de rappeler l'essentiel : la reconstruction et la prospérité sont entièrement dus
aux efforts fournis par la nation dans son ensemble (communistes inclus, puisqu'ils joueront le jeu républicain jusqu'en 1947) à partir de la Libération pour remettre le pays sur les rails, efforts qui n'auraient d'ailleurs abouti à rien sans le
Plan Marshall. La planification étatique a repris les concepts vichystes, mais au service d'un idéal autrement plus noble et surtout réaliste, en tous les cas affiché et assumé. Les nationalisations et le retour des droits sociaux et des libertés syndicales n'ont pas enrayé la concentration ni les gains de productivité, mais ont ramené une certaine morale dans un milieu où elle n'avait que trop reculé. L'Etat a été réformé au niveau constitutionnel et administratif. Les femmes ont gagné davantage de droits, et la ségrégation a pris fin - au moins en métropole, entre Blancs.
C'est là l'oeuvre de la République, laquelle a certes profité de quelques éléments développés par le régime de Vichy dans une intention toute autre, et de manière contradictoire avec certains objectifs réactionnaires/traditionnalistes affichés - excellente synthèse chez René Rémond,
Notre siècle. De 1918 à 1991, Livre de Poche, 1995, p. 303-398.
Bref, c'est la République qui a fondé les Trente Glorieuses, pas Vichy. Le courant moderniste que Vichy a dégagé, pour des motifs tantôt conjoncturels, tantôt autoritaires, a contribué à la reconstruction et à la prospérité dans l'unique mesure où le G.P.R.F., la IVe République et la nation entière, assistée par les Etats-Unis, l'ont réutilisé pour fonder une France qui n'était certainement pas celle imaginée par Pétain, Laval, Darlan et consorts.Car ainsi que l'écrivait Stanley Hoffman dans sa préface à l'ouvrage de Paxton (
op. cit., p. 12), avec un rare talent de concision :
Vichy, ce n'était pas la Prusse après Tilsitt, Hitler n'était pas Napoléon... Les rebuffades répétées du Führer montraient bien quel cas il faisait de la France écrasée ; et là où la Prusse battue s'était engagée dans la voie de la modernisation et des réformes pour la revanche, Vichy oscillait entre l'utopie réactionnaire et la rationalisation industrielle au service de l'occupant.