Post Numéro: 8 de Nicki le Bousier 26 Mai 2007, 16:55
Article du "nouvel obs" sur le même sujet, bien entendu.
Ce sont des images en noir et blanc d'un temps où il était tentant, et sans doute plus commode, de voir le monde en noir et blanc : d'un côté les bons, de l'autre les méchants ; d'un côté les héros, les purs - les résistants -, de l'autre les tortionnaires, les ignobles - les collabos. Hélas, la vérité était par-fois plus nuancée, en tout cas moins glorieuse. Pour l'heure, dans le petit village de Cusset, près de Vichy, la caméra d'un cinéaste anonyme capte une scène atroce : le lynchage, puis la pendaison, de deux mi-liciens par une foule en furie. Nous sommes le 2 juin 1945, un an après le débarquement, alors que la vie a repris son cours et que la guerre semble déjà loin. Pourtant, la colère paraît toujours gronder dans ce coin paisible de la France profonde. C'est un petit film extraordinaire que nous propose Daniel Schneidermann, des images oubliées du-rant des décennies dans un gre-nier d'Auvergne, et exhumées aujourd'hui pour rappeler qu'un aspect de ce qui fut la réalité de ces temps chaotiques a été tota-lement occulté : l'épuration. A l'image de la collaboration ou du sort fait aux harkis, l'épuration est une tache sur la dignité na-tionale. En cela, elle est un sujet tabou. Mais revenons à Cusset. Les images tremblées, et muet-tes, sont confuses, pourtant elles dégagent une violence inouïe. Au cœur de cette foule compacte qui avance avive allure on discerne un noyau d'agitation : un homme hagard, et apeuré, qu'on traîne au bout d'une corde, et que les badauds frappent à la volée. Porté sur le toit d'un lavoir, le malheureux est encore cogné à coups redoublés avant d'être pendu par les pieds et hissé au sommet d'un mât. Son agonie, interminable, sera accompa-gnée des applaudissements de la foule portée par une patience mortelle. Lorsque le corps enfin déta-ché finit par s'écraser, pantin disloqué, au pied de la potence, une femme surgit encore pour frapper le cadavre à coups de canne ! A quelques rues de là, ce même jour, dans ce même village, un autre homme est lui aussi battu, puis pendu. Mais celui-là aura la vie sauve, la corde ayant cassé. Enfin, un troisième, tabassé par la foule, sera rendu vivant au directeur de la prison parce qu'il n'a pas été interrogé - il n'a pas encore parlé !
C
ertes, ces trois-là n'étaient pas des anges : mili-ciens, ils avaient fricoté avec l'ennemi, deux d'en-tre eux ayant dénoncé et conduit des résistants à la mort. Mais, en ce jour de juin 1945, aucun d'eux n'a encore été jugé. Dans la foule ignoble qui acclame les bourreaux, il y a des policiers, des gendarmes, un procureur, un commissaire de la République. Or personne n'interviendra pour empêcher ce qui, au regard de la loi, n'est rien d'autre qu'un crime.
Avec son inlassable curiosité et son sens critique affûté, Daniel Schneidermann, en compagnie de Christelle Ploquin, a eu l'idée formidable de retourner à Cusset, soixante ans après les faits, pour retrouver des témoins, voire des acteurs de ce jeu de massa-cre. C'est ce qui frappe, et ce qui dérange, dans ce re-marquable documentaire : entre cynisme et lâcheté, entre stupeur et indifférence, même après tant d'an-nées aucun des protagonistes du drame n'exprime le moindre remords. Une manière d'occulter, sans doute, ce « souvenir qui fait mal ». « Cette forme de justification permanente de ceux qui ont parti-cipé à l'épuration est frappante », note l'historien Henry Rousso. Ainsi cet homme, aujourd'hui octogé-naire - il avait 19 ans en juin 1945 -, qui a participé à la mise à mort en tirant sur la corde pour hisser le pendu et qui, toujours droit dans ses bottes, infatué de sa bonne conscience, main-tient que « Cusset ne pouvait pas admettre que cet homme répu-gnant, qui avait du sang sur les mains, s'en sorte avec une peine d'indignité nationale » !
Combien de scènes semblables
à travers la France ? Combien
de pendus, de lynchés, de fusillés ?
Combien de morts ? (on estime à
environ 20 000 le nombre des fem-
mes tondues, qui sont une image
symbole de l'épuration). Dans
le passionnant débat suivant la
diffusion de ce film choc, le psy-
chiatre Boris Cyrulnik, remar-
quable comme à son habitude, vient souligner que la
plupart des crimes contre l'humanité ont été commis...
au nom de l'humanité ! « C'est au nom du bien qu'on
tue, c'est pourquoi il n'existe plus de sentiment de
culpabilité. » Boris Cyrulnik explique qu'il a assisté,
à Bordeaux, à 7 ans, au lynchage d'un milicien - une
scène identique à celle de Cusset en somme. « Dès
cet instant, dès cet âge-là, je me suis senti rassuré
par les gens qui doutaient, et inquiété par ceux
qui avaient des certitudes. Pour moi, la certitude,
c'est la préparation au crime légal. Le doute, c'est
l'ambivalence de la condition humaine : il ne peut
pas y avoir le bien d'un côté, le mal de l'autre. Et
je pense que, dès l'instant où l'on doute, on fait un
travail humain. » On notera que les seuls à n'être
pas intervenus, les seuls à ne s'être même pas réjouis,
ce 2 juin 1945, à Cusset, sont deux hommes qui se
trouvaient sur les lieux par hasard et qui, devant ce
déferlement de haine, ont préféré tourner les talons :
un déporté de retour des camps, squelettique dans
sa tenue rayée, et un des rares survivants du réseau
dénoncé par l'un des deux pendus.
C'est un fait : la dignité est, hélas,
nettement moins répandue que la
cruauté! «R.C.