Le massacre de prisonniers de guerre américains à Malmédy/Baugnez a suscité une émotion considérable aux Etats-Unis. Une enquête menée par l'armée américaine permettra de mettre en examen 74 SS, dont le général Sepp Dietrich, et évidemment le commanditaire de cette atrocité, Joachim Peiper.
Le procès démarre à Dachau le 16 mai 1946. Avec l'instruction, il permettra de déterminer les éléments suivants :
1) Avant l'offensive des Ardennes, les SS ont bel et bien reçu pour ordre de faire preuve de brutalité pour semer la terreur chez l'adversaire. L'ordre prévoyait qu'il ne serait pas fait de prisonniers si l'avance risquait d'être ralentie par les redditions.
Les 13, 14 et 15 décembre 1944, les officiers du Kampfgruppe ont été briefés sur l'imminente offensive des Ardennes, prévue pour le 16. Peiper a fait savoir à ses hommes que leur unité devait foncer à travers le dispositif allié : ce retour à la guerre-éclair peut interdire, soulignait-il, de faire des prisonniers - "en aucun cas il ne faudra ralentir l'offensive pour emmener les prisonniers de guerre à l'arrière du front". Si les prisonniers peuvent être confiés à une autre unité sans poser de problème, tant mieux. Sinon, précise Peiper, ils seront soumis au "traitement spécial", terme bien connu dont la signification n'échappera à personne. (1)
Au cours du procès de Dachau, Sepp Dietrich, chef de la VI. Panzerarmee, a confirmé que le Führer avait insisté pour que l'offensive des Ardennes soit menée avec brutalité en vue de terroriser l'adversaire (2). Peiper a également déclaré que les ordres recommandaient d'exécuter les prisonniers si la situation l'exigeait - mais d'autres SS membres de son Kampfgruppe (dont certains qui n'étaient pas jugés à Dachau) ont ajouté que Peiper leur avait simplement mentionné, "avec enthousiasme", de ne pas faire de quartier, de ne pas faire de prisonniers, de ne manifester aucune pitié envers les civils belges (3).
Une centaine de prisonniers américains seront exécutés le 17 décembre 1944 - sans parler des autres victimes belges de la chevauchée sanglante du Kampfgruppe Peiper. Un tel meurtre de masse exclut l'angoisse du combat : il s'agit de l'exécution des directives ci-dessus mentionnées, ne pas faire de prisonniers pour éviter de ralentir la marche vers la victoire. Peiper n'était certes pas présent sur place, mais avait donné des instructions très précises en ce sens avant l'offensive...
2) Le parcours du groupe de combat Peiper est conforme à ces directives : 50 prisonniers américains tués dans les parages de Bullingen le 17 décembre 1944, 19 autres à Honnsfeld le même jour, encore 31 à Cheneux le lendemain, et 8 à Stavelot le surlemendemain, ainsi que 44 GIs à Stoumont, puis une centaine d'entre eux à La Gleize les 18, 21 et 22 décembre 1944... Au total : 538 à 749 prisonniers de guerre auraient été passés par les armes, ainsi que 98 civils (dont 93 à Stavelot le 18 décembre 1944). Des massacres froidement organisés, par des sections disciplinées.
3) A Malmedy ont été retrouvés 71 cadavres. Que révèle l'autopsie ? Que 41 ont été tués d'une ou plusieurs balles dans la tête. D'après les légistes, 10 GIs ont été victimes de coups de crosse dans le crâne. Le journaliste Roger Martin ajoute :
(4)Les coups ont été tirés de face comme en témoignent les organes atteints : visages, poitrines, abdomens. Sur d'autres, une seule blessure est relevée, à la tempe ou derrière l'oreille. Des soldats ont été littéralement exécutés à bout portant, voire à bout touchant. Certains cadavres révéleront des blessures post-mortem. Dans quelques cas, les yeux ont été crevés et une nuque a été broyée comme par un objet très lourd. Un grand nombre de corps ont gelé avec les bras levés au-dessus de la tête de gens qui se rendent.
4) Les trois rescapés américains du massacre n'ont jamais, à ma connaissance, évoqué de quelconques mouvements hostiles de la part des prisonniers américains, ni une tentative de fuite. En fait, il apparaît que le mythe de la tentative de fuite a été propagé par les accusés SS et qu'il a été repris par les propagandistes néo-nazis dans les années 70, quand la première version défendue (à savoir qu'il n'y avait pas eu massacre, mais bataille - authentique !) devenait intenable.
5) Le 18 décembre 1944, ces survivants ont pu alerter leurs camarades, et la 1ère armée américaine a transmis le communiqué suivant :
(5)Troupes SS ont capturé dans secteur L8199 Soldat MP avec environ 200 autres soldats américains. Prisonniers américains désarmés. Opération terminée, Allemands ont aligné Américains et les ont abattus avec pistolets-mitrailleurs et mitraillettes. Témoin blessé et détails complémentaires suivent.
Au final, tout milite en faveur du massacre planifié, et non d'un quelconque "accident". Le contexte décisionnel, le nombre de victimes, la nature des blessures, les différents témoignages donnés, et le fait que ces meurtres s'insèrent parfaitement dans le sanguinaire périple du Kampfgruppe montrent bien qu'il s'agit là d'un assassinat pur et simple : les SS n'ont pas fait de prisonniers car les directives transmises par leur chef Peiper étaient parfaitement claires à leur égard.
Pourtant, ces faits allaient faire l'objet d'une contestation en règle, et politiquement orientée.
Une légende a en effet pris forme, et se retrouve sous la plume d'auteurs sérieux (6) : les accusés SS auraient été torturés par leurs geôliers américains, qui auraient ainsi obtenu de leur part des aveux confondants mais aussi dignes de confiance que ceux extorqués au cours des procès de Moscou. Une légende propagée par l'extrême-droite américaine, reprise à son compte par l'extrême-droite allemande, périodiquement revendiquée par l'extrême-droite francophone, et assimilée par certaines publications réputées.
Car la réalité est toute autre. Et il convient à cet effet d'examiner plus avant le rôle joué par l'avocat de Peiper, le colonel Willis M. Everett - qui a initié la légende (7).
Everett est un avocat sudiste : il n'aime ni les Noirs, ni les Juifs, ni tout ce qui n'est pas Blanc, anglo-saxon et protestant. Qui plus est, son "sudisme" le rend compatissant envers l'Allemagne, nation vaincue comme l'a été 80 ans plus tôt la Confédération. Et il aime son métier : possédant un sens aigu de la Justice, il s'acharnera à tout faire pour défendre les accusés SS contre ce qu'il assimilera à une tentative de vengeance juive. A cet égard, sa rencontre avec Peiper déclenchera une explosion intellectuelle : il sera profondément séduit par ce jeune officier SS anglophone, beau, brillant, anticommuniste fervent. Désormais, le procès de Dachau deviendra l'affaire de sa vie : "Le Seigneur m'a donné la force de continuer", reconnaîtra-t-il.
Mais sa stratégie de défense va évoluer... En prenant connaissance du dossier, il est informé par certains SS qu'ils ont été battus en vue de leur extorquer des aveux. Everett exprime d'abord de sérieuses réserves sur la véracité de ces déclarations, bien compréhensibles - il suspectera même certains d'entre eux de mentir. Une enquête est néanmoins dilligentée, menée par le colonel Edwin Carpenter. Si elle découvre que les interrogateurs américains ont occasionnellement molesté quelques prisonniers (pratique hélas courante dans toutes les polices démocratiques), qu'ils ont parfois - mais pas souvent - exercé certaines pressions psychologiques par le biais de "procès simulés", elle établit qu'aucun aveu n'a été recueilli par la force. Rien de bien anormal, donc (8].
Un autre spécialiste de Jochen Peiper, Roger Martin, écrit :
(9)Pour faire craquer des prisonniers que plusieurs années de combat commun et de guerre avaient rendu intensément solidaires les uns des autres, convaincus par leur chef, Peiper, que leur seule chance était de faire bloc et de refuser de répondre aux interrogatoires, les enquêteurs américains usèrent de stratagèmes parfois aussi contestables qu'infantiles. Ainsi des mises en scène grand-guignolesques furent organisées : interrogatoires nocturnes dans une pièce tendue de noir et éclairée aux bougies, avec crucifix et Bible en évidence ; accusés encagoulés puis éblouis, menacés d'être livrés aux Russes, aux Polonais ou aux Belges ; menaces de réprésailles sur leurs familles. Tout cela est avéré et ne saurait être nié.
Sur le moment, Everett décide de ne pas insister sur ces prétendus mauvais traitements - il ne fera même pas convoquer d'expert médical. Il préfère s'en prendre à l'acte d'accusation, pour en souligner les incohérences, les imperfections. Il est vrai qu'il a eu le temps de préparer sa défense, et qu'il en a reçus les moyens, en bénéficiant d'assistants et d'interprètes - ce qui cadre mal avec la thèse selon laquelle le procès était truqué. L'accusation (dirigée par le colonel Burton Ellis) a, de son côté, manqué de temps pour présenter une version des faits cohérente, préférant insister sur la réalité des massacres commis par le Kampfgruppe Peiper.
La thèse d'Everett est simple : il y a eu des Américains tués, et en grand nombre, mais sans planification, ni préméditation. Le meurtre des prisonniers de guerre doit être compris comme un acte commis dans le feu de l'action et l'angoisse du combat. En somme, une bavure, comme en commettent toutes les armées du monde. Quant aux assassinats de civils, Everett rappelle maladroitement qu'ils ont été effectués en réprésailles des activités maquisardes - l'habituelle justification de mauvaise foi.
La stratégie d'Everett échoue. Le 11 juillet 1946, les accusés sont tous reconnus coupables de meurtres, fusillades, mauvais traitements et tortures à l'encontre de soldats américains et de civils belges. Sur 73 accusés, 42 sont condamnés à la mort par pendaison, 22 à la réclusion perpétuelle, 2 à vingt ans de réclusion, 1 à 15 ans de détention, 5 à 10 ans.
Ayant échoué à contredire l'accusation en discutant les faits, Everett, déterminé à sauver ses clients, change de tactique : il s'attaquera désormais à la Justice militaire américaine. De cette manière, il fera d'une pierre deux coups : prétendre d'une part que les accusés ont été torturés, ce qui leur vaudra d'être bien vus de l'opinion, et anéantir d'autre part leurs aveux - puisqu'ils auraient été extorqués... Avec l'aide de Peiper, Everett "réactive" les plaintes des SS, qui proclament avec une belle unanimité qu'ils ont été torturés par l'armée américaine. De procédure en procédure, il parvient, en 1948, à obtenir du gouverneur militaire de la zone américaine d'Allemagne occidentale, le général Lucius Clay, la réduction du nombre de peines de mort à 12 : d'autres peines de prison sont réduites, voire annulées.
Parenthèse. Rappelons-nous de la date : 1948. Et rappelons-nous de Lucius Clay. A l'époque du blocus de Berlin, à l'époque où fait rage la Guerre froide, à l'époque donc où Clay sait qu'il a intérêt à se concilier les Allemands, il n'en maintient pas moins 12 condamnations à mort - dont celle de Peiper. C'est dire que le dossier à charge est solide. Jamais Clay n'aurait osé venir au secours de Peiper s'il existait des doutes réels quant à sa culpabilité. Clay va certes encore réduire de moitié le nombre de condamnations à mort, pour couper l'herbe sous le pied d'Everett et de ses alliés au sein de l'Armée et de la Justice américaines, qui veulent au contraire une mesure de suspension - mais il échoue, et Everett obtient gain de cause.
L'affaire prend alors des proportions insoupçonnées. Des comités de soutien se créent en Allemagne et aux Etats-Unis. Une commission militaire part pour l'Allemagne fin 1948 : l'un de ses membres, le juge Van Roden, écrit dans The Progressive, journal de tendance libérale, que les accusés ont eu les testicules broyés, que les dégâts causés sont irréparables (10). L'article étant publié à Madison, dans le Wisonsin, le sénateur de cet Etat, Joe McCarthy, en prend connaissance et décide - pour des motifs purement électoraux (satisfaire sa minorité d'origine germanique) - de prendre la défense des SS (11).
Le Congrès s'empare donc du dossier. Un Comité juridique est réuni, sous la présidence du sénateur Baldwin. McCarthy ne veut pas tant démêler le vrai du faux que paraître et se rendre célèbre, d'où des interventions tapageuses qui s'achèvent dans la confusion. Mais Baldwin ne se laisse nullement impressionner et mène une enquête digne de ce nom. Résultat : le Comité établit que les accusés nazis ont menti. Une expertise médicale a prouvé de manière indiscutable qu'ils n'avaient subi aucun mauvais traitement. Qui plus est, le juge Van Roden a nié catégoriquement avoir écrit l'article publié dans The Progressive : il n'a même jamais entendu parler de tortures quelconques opérées par l'armée. Le Comité remarque cruellement que la Défense a invoqué les tortures après le verdict, et pas avant. Et si le lieu de détention des accusés n'était pas une sinécure, il n'en était pas pour autant digne des geôles de la Gestapo.
Voici un exemple de légende dissipée par la commission d'enquête. Les thuriféraires de Peiper invoquaient un certain "docteur Edward Knorr", dentiste américain qui aurait décelé des traces de mauvais traitements sur ses patients SS, et un infirimier, Dietrich Schnell.
En réalité, Eduard Knorr n'était pas américain, mais... allemand. Il s'agissait d'un dentiste de Schwäbisch Hall, employé par les autorités américaines. Il aurait déclaré devant le notaire (allemand) de son bled qu'il examinait régulièrement la dentition des prisonniers, et que 15 à 20 d'entre eux avaient révélé des blessures à la bouche et aux dents, compatibles avec des passages à tabac - affidavit du 29 mai 1948.
Problème : l'assistant de Knorr a confirmé devant le Comité juridique du Sénat américain que cet affidavit ne résultait pas des déclarations du dentiste, mais d'un groupe d'avocats allemands. Plus troublant encore : les dossiers dentaires de Knorr avaient disparu... Etonnant, vraiment ? Absolument pas : l'enquête a révélé qu'un seul prisonnier SS avait été traité par un dentiste allemand - les autres étant habituellement examinés par des dentistes américains.
En d'autres termes, des avocats allemands ont utilisé le nom de Knorr pour asseoir la version selon laquelle un dentiste pouvait corroborer les fantasmatiques mauvais traitements infligés aux assassins de Malmédy... Quand au second témoin, Dietrich Schnell, il est le seul infirmier à avoir témoigné de mauvais traitements. Et pour cause : il était un membre du NSDAP, un Blockleiter, réputé pour être hitlérien fanatique. (12)
Le rapport du Comité, rendu le 14 octobre 1949, lave donc l'armée de tout soupçon. McCarthy, lui, a laissé tomber l'affaire depuis quelques mois, voyant qu'elle risquait de lui coûter cher : il s'attaquera l'année suivante aux communistes, thème plus porteur.
De toutes les manières, il est trop tard. Le poison distillé par Everett a fait son effet. Des associations allemandes ont repris sa propagande, et le font savoir, recueillant des pétitions, publiant des photos de l'épouse et des trois enfants de Peiper. En 1951, les Américains décident de commuer les peines de mort en peines d'emprisonnement, pour répondre - de leur propre aveu - à un "déluge d'appels à la clémence arrivés d'un peu partout". Cinq ans plus tard, tous les SS - Peiper inclus - auront été libérés. Aucun d'entre eux n'exprimera le moindre remords. Peiper, en particulier, continuera de manifester sa nostalagie de "l'épopée nationale-socialiste". Et pourtant, il avait refusé d'assumer la responsabilité des massacres commis par ses hommes - ce qui revenait à exposer ces derniers aux foudres de la Justice américaine...
C'est une histoire où les méchants gagnent à la fin. Peiper disparaîtra mystérieusement en 1976, seize ans après la mort de son sauveur, Willis Everett, devenu très lié au mccarthysme. La carrière du colonel Ellis sera brisée par l'épreuve. Et les victimes américaines et belges du Kampfgruppe Peiper n'obtiendront jamais justice.
(1) Voir à ce sujet Richard Gallagher, Malmedy Massacre, Paperback Library, 1964, p. 25.
(2) Ibid., p. 110-111.
(3) Ibid.
(4) Roger Martin, L'Affaire Peiper, Dagorno, 1994, p. 76.
(5) Cité in Martin, op. cit., p. 73.
(6) Ainsi Philippe Aziz, "Le procès de Malmédy", in Michel Hérubel, La bataille des Ardennes, Presses-Pocket, 1981, p. 239-244.
(7) Excellente biographie du personnage par un spécialiste de l'affaire Malmédy, James J. Weingartner, A peculiar Crusade. Willis M. Everett and the Malmedy Massacre, New York University Press, 2000.
(8] Ibid., p. 44.
(9) Roger Martin, op. cit., p. 84.
(10) Richard Gallagher, op. cit., p. 127. Sur la réalité de "l'enquête" de Van Roden, voir cet article, ainsi que celui-ci.
(11) Sur l'intervention de McCarthy, qui ne connaissait rien au dossier et profèrera d'affolantes contre-vérités au cours des audiences du Congrès, voir Thomas C. Reeves, The life and times of Joe McCarthy, Madison Books, 1997, p. 161-185.
(12) Sur ce point, voir Tom Bower, Blind Eye to Murder. Britain, America and the Purging of Nazi Germany - A Pledge Betrayed, Warner Books, 1995, p. 324.