Ce que j'en disais en 1999 (histoire de faire patienter ceux qui brûlent d'impatience de lire la réédition en poche !) :
Todt, ingénieur du bâtiment, membre du NSDAP depuis 1923, avait dirigé la construction des autoroutes et de la ligne Siegfried et s'occupait d'édifier le mur de l'Atlantique. Il avait créé pour ces diverses tâches une organisation portant son nom, et, sans cesser de la diriger, était devenu ministre de l'Armement en 1940. Il meurt dans un accident d'avion, le 8 février 1942. Speer, présent ce jour-là au quartier général, y est aussitôt investi, à sa grande surprise, de l'ensemble des fonctions du disparu .
L'accident est bizarre. Il a toujours été jugé tel. Mais curieusement, les spéculations ont le plus souvent tourné court . On le doit aux préjugés en vogue sur la direction nazie. Todt était respecté, à la fois pour sa compétence et pour son humilité : tout le contraire d'un intrigant qui se fait des ennemis. Il y aurait bien une piste Göring : le Reichsmarschall n'aurait-il pas pris ombrage des succès de Todt ? Mais c'était pour lui un subordonné docile, dans le cadre du « plan de quatre ans », et sa disparition ne pouvait que faire ressortir les limites de son supérieur. Notons toutefois, et Speer dans ses mémoires ne s'en fait pas faute, que Göring prit la route de Rastenburg dès l'annonce de l'accident en demandant à Hitler de l'attendre avant toute décision, et que le Führer semble s'être dépêché, au contraire, de nommer Speer avant son arrivée. Quant à suspecter Hitler lui-même, on s'en retient semble-t-il au nom de ses liens avec l'un des plus anciens et des plus talentueux nazis, de l'ampleur des tâches qu'il lui avait confiées, de l'admiration qu'il lui vouait et du chagrin qu'il manifesta après son décès. Mais ce qui joue peut-être le plus en sa faveur, comme nous en avons vu de nombreux exemples, c'est la sous-estimation de ses capacités, tant en matière de prévision que de connaissance des hommes.
Un témoignage tranche sur la foule des spéculations, celui du général Hans Baur, le fidèle pilote du dictateur. Après dix ans de captivité en URSS, il fit un livre à la Kubizek, soucieux de consigner des faits plutôt que de juger. Or, arrivé sur les lieux juste après l'accident, il a pu interroger aussitôt les témoins oculaires. Quelques minutes après son décollage, l'appareil revenait vers le terrain et s'apprêtait à atterrir, lorsqu'une flamme bleue sortit de la carlingue avant que l'avion n'explose et ne prenne feu, à une centaine de mètres de la piste. C'est Baur qui dirige la lutte contre l'incendie et que Hitler charge, sitôt qu'il est informé, d'une enquête. La fouille des débris n'a permis aucune conclusion lorsqu'arrive une explication exotique : l'avion de Todt n'était pas l'avion de Todt ; celui-ci, un Heinkel 111, était en réparation à Paris, et l'armée lui en avait fourni un autre ; or les avions militaires étaient équipés d'un système d'autodestruction, pour le cas où ils seraient contraints d'atterrir en territoire ennemi. Et Baur, comme un juge d'instruction au vu d'un rapport policier bien ficelé, voit soudain la scène comme s'il avait été présent : Todt avait l'habitude de voyager à l'avant, sur le siège du radio. En prenant la place de celui-ci peu après le décollage, il avait par mégarde actionné le mécanisme de destruction, avec une boucle de ses bottes (sic). Mais la mise à feu prenait quelques minutes, pendant lesquelles une odeur de brûlé se répandait. Du coup, le pilote avait tenté, un peu tard, de rebrousser chemin .
Ce qui ressort clairement de ce récit, c'est que l'accident et l'enquête se sont produits dans l'entourage immédiat du Führer, là où grouillaient les SS et les créatures prêtes, sans le moindre état d'âme, à des besognes aussi basses que confidentielles. Baur réagit comme beaucoup de nazis naïfs, qui prêtent la main à des comédies tellement énormes qu'elles anesthésient, même des années plus tard, leurs facultés cérébrales, par peur d'une vérité trop accablante.
On se gardera d'une conclusion ferme. On ne se privera pas, en revanche, des ressources du « tout se passe comme si ». La chute de l'avion de Todt ressemble à s'y méprendre au largage du premier étage d'une fusée au profit du second, destiné à monter plus haut. La succession était prête, elle est immédiate... Tout de même, il est peu logique de renoncer à telle collaboration, et par une telle méthode, si le zèle de l'intéressé n'a pas donné des signes d'essoufflement. Or ils sont attestés, et portent sur l'essentiel. Dans ses mémoires, Speer dit avoir croisé un Todt inhabituellement pâle, au sortir d'un entretien avec le Führer, quelques jours avant sa mort. Devant G. Sereny, il est plus disert. Nous apprenons que le moral du ministre de l'Armement, à l'instar de celui d'un Brauchitsch, avait subi une chute vertigineuse lors de la contre-offensive soviétique devant Moscou, à la fin de 1941. La conversation qu'il relate est située le 27 décembre :Je suis allé voir Todt dans sa maison près de Berchtesgaden. Étant donné sa situation dans l'État, c'était une demeure bien modeste ; lui et sa femme étaient des gens très simples, très tranquilles. Je l'aimais beaucoup. Il était très déprimé ce jour-là. Il venait juste de revenir d'une longue tournée d'inspection en Russie et il me dit à quel point il avait été horrifié par la situation de nos soldats.
Plus tard, j'allais me souvenir de ses paroles et de la profonde tristesse de son expression, lorsqu'il me confia que jamais nous ne pourrions gagner la guerre là-bas. Les soldats russes étaient peut-être primitifs, dit-il, mais beaucoup plus coriaces que nos hommes, tant physiquement que psychologiquement. Je me rappelle avoir essayé de l'encourager. Nos garçons sont de solides gaillards, lui fis-je observer. Il secoua la tête d'une façon qui lui était toute particulière et il me répondit – je crois encore l'entendre : « Vous êtes jeune. Vous avez encore des illusions . »
Voici maintenant ce que dit Evans en son tome 3 (2008, tr. fr. 2009) dont nous avons déjà relevé la traduction approximative (ici elle bat des records en, nous apprenant que l'avion avait deux réacteurs) :
Speer avait-il dissimulé une bombe à bord ? L'hypothèse semble peu probable (...). Se pouvait-il alors que Hitler, ne supportant pas l'invariable pessimisme des rapports de son ministre de l'Armement, ait décidé d'en finir avec lui ? Avait-il secrètement invité Speer à ne pas prendre place à bord de l'avion ? Cette hypothèse semble également peu vraisemblable : ce n'était pas ainsi que Hitler avait coutume de procéder avec des subordonnés gênants ou importuns. S'il avait voulu se débarrasser de Todt, il l'aurait sans doute tout bonnement révoqué, ou dans des circonstances extrêmes fait arrêter ou exécuter.
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