Les Anglais avaient sûrement avantage à en faire un super-héros pour expliquer leurs déboires en Afrique du Nord. Mais il serait quand même de mauvaise foi de ne pas lui donner le crédit qu'il mérite également. D'ailleurs, voici la description de Rommel par l'un de ses pairs, l'Amiral Friedrich Ruge selon son livre
Rommel und die invasion:
Rommel fut un grand homme, dans toute la mesure où il est possible de parler de grandeur humaine. Il incarnait le chef de guerre moderne d'une manière unique, et possédait supérieurement l'art d'agir dans le domaine militaire. Ce n'est cependant pas dire assez, car tout officier suffisamment intelligent peut apprendre cet art. Mais la réussite aux examens, l'obtention du diplôme de l'École de Guerre, ne produisent pas toujours des chefs de grande envergure. Elles constituent seulement la preuve de ceraines capacités, auxquelles des dons et des qualités essentiels doivent s'ajouter pour former une véritable personnalité de chef.
Parmi ces dons, le sens de la situation est un des plus précieux, et Rommel le possédait à un très haut degré. Au cours de nos inspections, il manifestait une sûreté presque inquiétante pour toujours découvrir le point le plus faible du secteur visité. Il en fut de même au cours de la campagne de France et en Afrique, en ce qui concernait l'ennemi. En Normandie il ne cessa d'insister pour que les deux divisions blindées, le corps de DCA, et la brigade de lance-fusées fussent placés justement à l'endroit où les événements ont démontré qu'ils auraient dû se trouver.
En plus de ce sens de la situation, Rommel avait ce sentiment de l'humain qui manque très souvent et qu'il est pour ainsi dire impossible d'acquérir quand il n'est pas inné. Il entrait immédiatement en contact avec la troupe, beaucoup plus vite qu'avec certains états-majors. Les soldats sentaient manifestement qu'ils avaient affaire à quelqu'un qui les comprenait de façon parfaite et ne pensait pas seulement en terme de petits drapeaux piqués sur une carte. Il exigeait énormément, mais jamais l'impossible. Une de ses grandes fiertés était d'avoir remporté ses beaux succès d'Afrique avec des pertes relativement faibles. Un jour à propos de missions inexécutables fixées par l'OKW., il déclara:
- Jamais de par mes ordres, je n'ai envoyé personne à une mort certaine.
Il ne faisait pas partie de ces chefs qui ne veulent dans leur état-major et comme grands subordonnés que les officiers de la plus haute valeur, mais savait réaliser de grandes choses même avec des hommes de valeur moyenne. Il pouvait être brutal, jamais sans raison, sans cependant nourrir de rancune; L'orage passé, le ciel redevenait clair. Aux officiers comme aux hommes, il parlait un langage sans complications tout en n'étant pas trop simpliste.
La connaissance et le sens de la technique qu'il possédait constituaient des éléments importants de sa valeur de chef. Ils ont fréquemment manqué à des soldats par ailleurs très qualifiés, au cours de l'une et de l'autre des deux guerres mondiales, bien qu'ils soient indispensables à notre époque. Toutes les questions techniques l'intéressaient fortement, il comprenait aussitôt les propositions qu'on lui faisait dans ce domaine, les méditait et les perfectionnait très souvent.
Doué d'une dignité naturelle, il savait se manifester avec apparat quand c'était nécessaire. Mais jamais il ne cherchait à se pousser au premier plan, pas plus dans une société que dans la conversation, et ne nourissait aucune prétention personnelle. D'humeur fort égale, il détestait les propos orduriers. Sa personnalité se caractérisait par un sens excellent des contingences politiques, par un très fort sentiment de ses responsabilités et par l'énergie avec laquelle il défendait ses convictions.
Rommel pensait avec objectivité et logique, ce qui l'aidait à ne pas rester prisonnier de ses expériences. Sa maîtrise de la guerre de mouvement, il l'avait démontrée en France et en Afrique du Nord. Rien n'eût été plus naturel que de le voir échafauder la défense de l'Europe du nord-ouest sur elle. Or, dès son inspection au Danemark, il constata que les conditions n'étaient plus les mêmes qu'à l'époque de ses grands succès. Une amère expérience personnelle lui avait enseigné toute la puissance d'une aviation supérieure et il saisit aussitôt combien nos propres moyens demeuraient insuffisants. Il n'adopta pourtant pas une attitude de résignation, mais conçut un plan qui "intégrait", pour employer l'expression moderne, les ressources si diverses des différentes armes, et il réalisa un tout qui représentait beaucoup plus que la somme de ses parties. Cette capacité pour intégrer et coordonner en faisait le capitaine parfait qui, comme chef d'orchestre, sait diriger l'ensemble de ses instruments, par opposition au spécialiste incapable de sortir de sa virtuosité.
Il ne reçut pas la liberté de disposer à sa guise de tous les moyens de combat existants, et cela fut fatal pour lui et pour l'Allemagne. Jusqu'au bout Hitler s'en tint au principe "divide et impera"; il en résulta l'organisation défectueuse du commandement, les interventions tracassières et abusives de l'OKW., l'absence de discèrnement à beaucoup d'échelons. Assurément, Rommel ne jouissait que d'une autorité limitée quand l'orage creva. Il n'en fut pas moins la figure centrale de la défense à l'Ouest. Il en était chargé et possédait beaucoup d'expérience ainsi qu'un grand renom. Après que les autrs eurent exprimé leurs propres conceptions et que l'OKW. se fut prononcé en principe pour Rommel, on aurait pu s'attendre qu'ils contribuassent à la réalisation du plan de celui-ci avec la loyauté la plus absolue. Ce ne fut cependant pas le cas.
Le destin de Rommel eut un caractère profondément tragique. Le couronnement manqua aux extraordinaires succès remportés par lui en Afrique du Nord, parce que l'OKW. ne comprit pas l'importance du théâtre méditerranéen et n'y exerça pas son effort principal. Lors de son affectation au Q.G. du Führer, à l'été de 1943, il ne joua qu'un rôle de figurant, Hitler, manifestement par méfiance, ne lui en permettant pas un autre. Il s'en plaignit une fois et déclara qu'il aurait pu donner une base plus saine à la campagne de 1943 en Russie, à condition toutefois de recevoir toute sa liberté d'action, sans interventions de l'OKW. et sans ordre de tenir rigidement sur place.
Son plan contre le débarquement visait à réduire, en toute circonstance, le succès initial de l'adversaire; l'eût-on suivi qu'on serait peut-être parvenu - avec de la chance - à repousser complètement l'assaut. J'ai l'impression, sans être en mesure de le prouver, que Rommel, après avoir gagné cette bataille, comptait oeuvrer pour la paix en faisant arrêter Hitler pour le traduire devant un tribunal allemand. Non qu'il cherchât le pouvoir personnel, mais il exprimait sans cesse sa répulsion pour les exactions de la dictature et sa conviction profonde que la justice et la liberté d'opinion constituaient les bases mêmes de l'État.
On peut douter de certaines affirmations de Ruge qui sont parfois très partisanes, mais il ne fait aucun doute que Rommel inspirait le même respect à ses pairs qu'à ses ennemis.
Les Alliés ont aussi reconnu en lui l'humain dont Ruge fait mention à partir d'exemples concrets: Son refus de maltraiter les prisonniers ennemis (il se servait même de prisonniers comme monnaie d'échange en Afrique du Nord contre certaines ressources qui faisaient défaut à ses troupes); sa désobéissance à l'ordre de livrer les prisonniers de l'aviation alliée à la Gestapo pour répliquer aux bombardements sur cibles civiles.
Il a certes commis quelques erreurs, mais cela ne vient-il pas confirmer son côté humain ? :wink: