Voici un texte introductif aux débats du jeudi 24 mars. (Texte Alain Tagnon)
UNE DEFENSIVE INNOVANTEAu lendemain de la Grande Guerre, la France victorieuse mais exsangue réflechit aux moyens de s'abriter d'une nouvelle invasion et de nouvelles tueries dans l'éventualité d'un futur conflit. Des 1920, Paul Painlevé, Ministre de la Guerre, charge ses services d’étudier les différentes possibilités, et en 1926 ceux-ci lui transmettent le rapport de leurs délibérations. Ils y écartent le concept antérieur de villes organisées en places-fortes, et optent au contraire en faveur de la couverture de toute la longueur de la frontière du Nord-Est par une vaste position fortifiée, centrée sur 2 zônes particulièrement sensibles: les Régions Fortifiées de Metz, et de la Lauter. En 1927, Painlevé entérine ce rapport, et en 1929 c'est son successeur, un certain André Maginot, qui défend avec acharnement et avec succès le projet devant l'Assemblée, qui l'adopte le 14 janvier 1930. Maginot disparaît prématurément, et ne verra jamais la ligne fortifiée désormais indissociable de son nom. La réalisation concrète du projet sera confiée à la Commission d'Organisation des Régions Fortifiées (CORF), déjà créée en 1927, et qui se met au travail en commençant par les grands chantiers dits de première urgence, face à l'Allemagne, et qui seront terminés en 1933. La CORF est alors dissoute, et c'est une nouvelle structure, la Commission d'Etude des Zônes Fortifiées (CEZF) qui poursuit l'organisation de la position. Celle-çi sera progressivement complétée par un ensemble de constructions plus modestes, dites de seconde urgence, par une infrastructure en profondeur, et surtout par des prolongements appelés Nouveaux Fronts, en particulier face au Luxembourg et la Belgique, qui en 1936 a renoncé à son alliance Franco-Britannique et a repris sa neutralité, découvrant donc la frontière française du Nord. Alors que la « fortification CORF » avait été confiée à l'entreprise civile, celle-çi est progressivement remplacée par la main d'oeuvre militaire (« constructions MOM »). Toutefois, en pleine crise financière mondiale, et l'euphorie de la victoire une fois retombée, les travaux complémentaires se heurtent à des restrictions budgétaires nouvelles, et seront réalisés à l'économie, de manière disparate, voire rudimentaire. Ces travaux et l'aménagement d'ensemble se poursuivront, avec de moins en moins de moyens, jusqu'à la veille de l'invasion du 10 mai 1940, qui trouvera de nombreux points fortifiés encore inachevés.
UNE TECHNOLOGIE D’AVANTGARDELa fortification CORF exploite le concept du « fort éclaté ». A la différence du XIXième siècle et de ses énormes casernes maçonnées, semi-entérrées, le fort-type conçu par la CORF, et dénommé « ouvrage », comporte un nombre variable, de 1 à 20, de blocs bétonnés, dispersés sur plusieurs hectares, et implantés en fonction du terrain. Ces blocs sont chacun relié par un puit à des galeries menant à un ensemble souterrain comportant une caserne, une centrale électrique, et des réserves de vivres, d'eau, de carburant et de munitions, le tout étant déployé comme les doigts d’un gant. L'effectif est compris entre une centaine et un millier d'hommes, et dans tous les cas l’ouvrage est approvisionné pour soutenir un siège de 3 mois, en autonomie et en combattant. Les ouvrages les plus importants sont en outre équipés d'un train électrique à voie étroite, permettant le transport des munitions amenées de l'extérieur et entreposées dans les magasins, vers les postes de tir. Enfin, l'une des innovations les plus marquantes de cette fortification est le système de ventilation, avec possibilité de passer par une batterie de filtres et d'installer une surpression pour lutter contre une attaque aux gaz; cette ventilation peut être globale, pour l'ensemble du fort, ou modulée individuellement pour chaque bloc.
Pour chaque ouvrage on distingue « les dessous », qui sont l'ensemble des installations souterraines, souvent à 30 metres de profondeur, et « les dessus », qui sont les structures émergeant du sol, ainsi que le terrain avoisinant, lui-même protégé par un champ de rails antichar, par un réseau de barbelés, et souvent par des zones minées. Ces structures sont en fait de volumineuses casemates semi-enterrées, aux parois pouvant atteindre 3,5 mètres d'épaisseur, abritant l'armement. Ce dernier est protégé par des créneaux de tir, par des tourelles éclipsables, ou par des cloches blindées. On distingue encore « les avants », càd les blocs de combat, et « les arrières », qui sont essentiellement la caserne souterraine avec la centrale électrique, et les blocs d'entrée.
UNE ARTILLERIE PERFORMANTETous les forts de la Ligne Maginot sont abondamment pourvus d’armes d’infanterie: FM, mitrailleuses, canons de 25 ou de 47, et mortiers de 50. Les forts les plus importants sont en outre équipés d’artillerie: principalement canons de 75, mortiers de 81, et lance-bombes de 135. On distingue donc les « Gros Ouvrages »(GO) ou ouvrages d’artillerie, et les « Petits Ouvrages »(PO) ou ouvrages d’infanterie. Touts les types d'armes peuvent être installés sous tourelle éclipsable ou sous créneau; il existe en outre quelques rares pièces nomades, non protégées. Toutes ces armes sont renseignées par un ensemble d’observatoires reliés à chacun des ouvrages voisins par ligne téléphonique enterrée, et contrôlées par le Commandant de l’Ouvrage, par le Commandant de l’artillerie de forteresse, et par le Chef de bloc; l’artillerie agit principalement par tirs réglés; l’armement d’infanterie plus souvent à vue. Une équipe bien entraînée pouvait battre une cible désignée endéans les 3 minutes. Il faut encore ajouter que la notion popularisée dans la propagande d’alors, des « gros canons de la Ligne Maginot » est un mythe : pas de pièce de forteresse supérieure à 135 mm, et l’essentiel de la défense éloignée confiée au bon vieux 75 mm, adapté aux créneaux et cuirassements.
UNE IMPLANTATION ADAPTEE AU TERRAINDans sa conception initiale, la ligne fortifiée devait protéger l'ensemble de la frontière terrestre, tant face à l’Allemagne qu’à l’Italie. Pour les besoins tant de la construction, que de l'organisation de la défense, celle-ci était subdivisée en plusieurs Secteurs Fortifiés (SF de la Crusnes, de Haguenau, du Dauphiné etc...) pleinement équipés, et en quelques Secteurs Défensifs (SD de Marville e. a.), qui l’étaient moins. Au sein de ces secteurs, la fortification était d'importance variable, avec une répartition inégale de gros ouvrages, de petits ouvrages, et de fortification de campage, en fonction de la menace militaire supposée, de la topographie, des défenses naturelles, et de l'épuisement inexorable des ressources. Il faut encore souligner que, contrairement à une conception populaire qui pour des raisons de propagande n'a jamais été désavouée, aucun ouvrage de la Ligne Maginot n'était physiquement relié à son voisin par de soi-disants tunnels souterrains. Leur seule continuité était virtuelle, et reposait sur la continuité des feux basée sur le principe de la défense en flanquement, chaque ouvrage défendant par son artillerie l'ouvrage voisin attaqué, et comptant sur lui pour assurer sa propre défense. Bien entendu ce principe était inopérant dans les zônes où la densité des ouvrages était insuffisante, et dans celles dépourvues de gros ouvrages. De telles lacunes étaient en théorie compensées par l'aménagement des obstacles naturels (Meuse, étangs de la Sarre, Vosges, Alpes) et surtout par l'artillerie des troupes d'intervalle stationnées entre les ouvrages. Un cas particulier est celui du Rhin, obstacle anti-char idéal. Ici, face à l’Allemagne toute proche, pas de gros ouvrages, mais une triple ligne de casemates de berge, de grosses casemates aux points de passage, et d’autres encore à proximité des villages.
UNE REALISATION D’ENVERGURENonobstant ces faiblesses, qui scelleront le destin tragique de la Ligne Maginot, le travail accompli – à prix d'or – par la CORF, la CEZF, et l'Autorité Militaire s'avère colossal. De la mer du Nord à la Méditerrannée, c'est un total de 45 gros ouvrages, 36 petits ouvrages, et plusieurs centaines de casemates, abris et observatoires qui garnira le front, à quoi il faut encore ajouter des milliers de petits postes de combat, et d'installations d'infrastructure. Avec plusieurs dizaines de milliers d'hommes d'équipage, et plusieurs centaines de milliers de troupes d'intervalle, ce n'est pas pour rien que la Ligne Maginot a souvent été appellée « la plus puissante position fortifiée du monde ».
DE VAINS COMBATS HEROÏQUES Plusieurs fois mise en alerte lors des crises internationales déclenchées par Hitler, la Ligne ne connaîtra pendant la drôle-de-guerre que des combats mineurs: escarmouches de patrouilles, soutien aux groupes francs, et duels d’artillerie à l’issue indécise. Son véritable baptème du feu survient avec le Blitzkrieg: le 19 mai 1940, dans la Meuse, le PO de La Ferté succombe à un assaut de grand style soutenu par un intense bombardement d’artillerie. Au même moment, après avoir pulvérisé les défenses légères autour de Sedan, et avoir traversé la Belgique, la Wehrmacht attaque les petits ouvrages des secteurs fortifiés de l’Escaut et de Maubeuge, qui tombent l’un après l’autre.
Ailleurs, et malgré l’arrivée des Allemands sur ses arrières, la Ligne résiste mieux: en Lorraine au GO de Fermont, attaqué par du gros calibre allemand, puis devant les GO du Michelsberg et du Mont des Welches, tous 2 pourvus d’une artillerie efficace, et encore de part et d’autre de la Sarre, où certains petits ouvrages parviennent à survivre aux bombardements, alors que d’autres se rendent ou sont détruits. Dans le SF de la Sarre, dépourvu de fortification permanente mais bien protégé par des inondations artificielles, la fortification de campagne se révèle bien plus solide que prévu, et l’operation Tiger, par laquelle la Ière Armee allemande, à l’artillerie puissament renforcée, tente de percer les lignes francaises le 14 juin 1940, est stoppée net. La Wehrmacht reconnaît son échec, et ne peut poursuivre sa progression en Lorraine le lendemain qu’en raison du repli sur ordre des troupes françaises du secteur. En Alsace, dans le SF de Haguenau, les GO du Schoenenbourg et du Hochwald, bien armés, subiront sans dégats majeurs de multiples bombardements par l’artillerie lourde des Allemands, y compris par la fameuse Grosse Bertha, et par les Stukas avec leus bombes de 1000 kg.
Après ses victoires mineures, et ses échecs devant les gros ouvrages, la Wehrmacht connaîtra 2 succès significatifs: l’un dans le SF des Vosges, où une simple ligne de casemates, largement hors de portée de l’artillerie voisine, ne parviendra pas à empêcher une percée allemande, et surtout au nord de Colmar, où l’opération Kleiner Bär, le 17 juin, voit les allemands réussir une traversée en force du Rhin, après avoir détruit au canon les casemates de berge. Cette opération amphibie, la première du conflit, conduira les allemands dans les Vosges, à la rencontre des forces de Guderian remontant depuis la frontière suisse, avec pour conséquence l’enroulement des 500 000 hommes des Armées de l’Est: ce sera un «Stalingrad en Lorraine».
Enfin, il faut mentionner les combats oubliés sur le front SE: bien qu’affaiblie par des prélèvements multiples au profit d’autres fronts, l’armée des Alpes du Gal Olry tient tête à l’offensive italienne déclenchée après la demande d’armistice: seuls seront perdus quelques avant-postes dans les Alpes Maritimes; partout ailleurs les Italiens sont repoussés avec de lourdes pertes, en particulier devant Briançon, où leur fort du Chaberton est détruit par l’artillerie de position des Français, renseignée par les observatoires du GO du Janus.
UN DESTIN TRAGIQUELe 28 juin 1940, la ligne fortifiée est largement intacte. Seuls des petits ouvrages ont été perdus, faute de soutien d’artillerie; aucun gros ouvrage n’a été pris, aucune tourelle d’artillerie n’a été mise hors d’état, aucun canon n’a été réduit au silence. C’est avec fièreté que le Colonel Schwartz, commandant du SF de Haguenau, accueillant au Hochwald le 30 juin les Allemands venus prendre possession, pourra leur déclarer: «à l’heure du cessez-le-feu, nous tenons toujours le Rhin sous notre feu, et l’adversaire n’a pu faire taire un seul de nos canons. Nous n’avons pas été vaincus». Ces paroles pleines de défi ne dispenseront pas Schwartz de rendre son ouvrage le lendemain, comme prescrit sous la contrainte par le haut commandement français. Les autres ouvrages subissent le même sort: après avoir refusé malgré l’armistice entré en vigueur 3 jours plus tôt de déposer les armes sans ordre formel, ils apprennent d’une délégation amenée de Bordeaux qu’ils doivent quitter la forteresse victorieuse et devenir prisonniers de guerre. Ainsi partent pour 5 ans de captivité 25 000 hommes invaincus.
L'APRES GUERRE ET UNE NOUVELLE VIEPendant l'occupation, la Ligne Maginot est en grande partie utilisée par les allemands, qui y installent des usines souterraines; certains ouvrages sont vidés de leur équipement. Quand approche l'heure de la Libération, l'occupant tente de la retourner contre les troupes américaines; des combats reprennent, et des sabotages ont lieu, de sorte que la France retrouve sa Ligne Maginot en triste état.
Au cours des années de reconstruction, elle envisage de la remettre en état de défense, mais le coût des restaurations, la réconciliation salutataire avec l'Allemagne, admise à l'OTAN, puis dans les nouvelles institutions Européennes et désormais lavée de son statut d'ennemi atavique, et enfin l'irruption des technologies nouvelles dans la géopolitique mondiale, rendent caduque cette ligne fortifiée terrestre. Les ouvrages sont peu à peu laissés à l'abandon, ferraillés, remblayés pour certains, envahis par la végétation, et oubliés. Quelques-uns sont repris par des associations de sauvegarde: le PO du Bambesch par les sapeurs pompiers de Bambiderstroff, un groupe de bénévoles pour le GO de Fermont, un autre pour le GO du Schoenenbourg, de même pour le GO du Hackenberg, le géant de la Ligne Maginot, et pour le GO du Four-à-Chaux, confié à la municipalité de Lembach. D'autres enfin deviennent des mémoriaux officiels: la casemate de Marckolsheim, le PO de La Ferté, et surtout le GO du Simserhof, choisi par l'Armée pour être le Musée de la Forteresse, mais désormais exploité par la ville de Bitche. Quelques uns enfin sont encore utilisés par l'Armée: le GO du Hochwald qui abrite des installations de surveillance de l'espace aérien, le GO de Rochonvillers, avec des stocks de réserve de l'OTAN. Aujourd'hui ces lieux connaissent un succès touristique grandissant, qui déborde aussi sur les ouvrages abandonnés. La témérité inconsciente de visites souterraines, dans les éboulis, sans éclairage ni possibilité de secours, parfois même en solitaire, est à l'origine de nombreux accidents. Paradoxalement, ce succès et ces dérives entrainent des tendences contradictoires: l'intérêt des historiens et la volonté de conservation patrimoniale sont renforcés, ce qui pousse l'armée à non seulement à consacrer de nouveaux sites au tourisme, mais en même temps à en sacrifier irrémédiablement d'autres, pour ne pas en supporter le coût d'entretient, ni la responsabilité d'accidents.
C'est ainsi qu'aujourd'hui, les combattants sur la Ligne Maginot ne sont plus canonniers, aviateurs ni fantassins, mais une armée bien plus hétéroclite: propriétaires terriens, promoteurs immobiliers, historiens, randonneurs, offices de tourisme, conservateurs patrimoniaux, militaires, et responsables ministériels. A eux de trouver les compromis qui pourront satisfaire au mieux ces intérêts tous respectables, mais aucun privilégié.
Et voici quelques thèmes pour les débats:La défensive fortifiée: un choix suranné ?
Les échecs de la Ligne Maginot: défaillances techniques ? tactiques ?
stratégiques ?
La Ligne Maginot: le dernier des cuirassiers ?
La frontière fortifiée: arme efficace ou ressources mal utilisées ?
La Ligne Maginot au XXIièmè siècle: témoignage historique ? musée
technologique ? un patrimoine unique ?
Tourisme militaire: recueillement ou voyeurisme ?
Ce fil est à présent verrouillé et sera accessible le jeudi 24 mars dès 21h00.
Soyez nombreux à nous rejoindre ce soir là.
Bien amicalement et grand merci à Alain Tagnon pour cette très bonne introduction.
Prosper