Post Numéro: 1 de François Delpla 27 Mar 2016, 16:15
Il n'avait pas été résistant à proprement parler, comme la plupart des disparus honorés dans cette rubrique, mais il avait l'esprit de ne pas le prétendre.
Pendant la libération de Paris, membre en tant que jeune catholique d'équipes qui secouraient les gens dans les zones bombardées, il était tout naturellement passé, avec son groupe, du côté des insurgés, toujours pour le même genre de tâches, et cela lui avait permis de protéger du pillage les meubles de Sacha Guitry. J'ai exploité ce passage de ses mémoires dans la réédition de mon livre sur la Libération, préfacé par Yves Guéna :
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Né en 1925, catholique de gauche, lycéen à Paris sous l’Occupation, épris de littérature et d’histoire, le célèbre chroniqueur de la télévision, après avoir écrit de nombreux livres historiques, en écrit un sur lui-même en 2005, dont le récit de la Libération n’offre pas les pages les moins croustillantes. Auteur d’une dizaine de pièces non jouées, il vient de faire (le 4 août 1944) la connaissance de Sacha Guitry (1885-1957), un homme de théâtre au zénith de son succès, qui l’a reçu avec une indulgence amusée. Il est par ailleurs (depuis le 14 mai) membre des Equipes nationales, un groupe de secouristes bénévoles. Ils sont appelés en renfort par la préfecture de police après les bombardements quand les moyens ordinaires ne suffisent pas. Ces différentes activités vont converger d’une façon inattendue.
Fils du tragédien Lucien Guitry (1860-1925), Sacha habite un vaste hôtel particulier construit par son père, dans le VIIème arrondissement, non loin du domicile de la famille Decaux. Il emploie plusieurs domestiques et collectionne les oeuvres d’art.
Lorsque la police parisienne se met en grève à la mi-août, les Equipes nationales basculent dans la Résistance et se transforment en service d’ordre à la disposition des FFI. Le 26 août, convoqué par son chef d’équipe aux Champs-Elysées pour assurer le service d’ordre du défilé, Decaux ne peut le rejoindre en raison de la cohue, et apprend en rentrant dans ses pénates (à bicyclette, comme il en était parti) que Sacha Guitry a été arrêté. Il se rend aussitôt chez lui et la secrétaire, Fernande Choisel, raconte :
-Ils sont venus à cinq. Des jeunes du Comité de libération, d’après ce qu’ils disaient. Ils sont entrés en brandissant des revolvers et ils ont crié « Haut les mains ! ». M. Guitry était en tenue d’été, pantalon blanc et chemise Lacoste. Il a demandé à passer un costume. Ils ont refusé en disant qu’ils n’avaient pas de temps à perdre (…).
C’est la secrétaire qui a l’idée que les Equipes pourraient garder la maison afin d’éviter un pillage. Decaux lui fait rédiger une demande écrite dans ce sens, qui a été conservée :
Paris, 26 août 1944
Monsieur, je vous serais reconnaissante de bien vouloir faire assurer la garde de l’hôtel particulier de monsieur Sacha Guitry. Cet hôtel contient de précieuses collections, tableaux, objets d’art, et je serais heureuse de les savoir en sécurité, elles qui font un peu partie du patrimoine de l’Etat. Je l’excuse de cette demande et vous prie de trouver ici, Monsieur, l’expression de mes sentiments les plus respectueux.
Alain Decaux se rend ensuite, toujours en vélo, au PC des Equipes, proche de la gare Saint-Lazare, muni d’un avis favorable de son chef de groupe adjoint, et demande à voir le chef. Il s’efforce de le distinguer dans une foule « un peu dans la situation de Jeanne d’Arc cherchant Charles VII au milieu de sa cour », avise un trentenaire et lui remet la lettre. L’homme se concerte avec un camarade puis commente : « Elle a raison cette bonne femme. T’es nommé. » On lui tape aussitôt un ordre de mission signé d’un « lieutenant FFI » et il s’en va sans autre forme de procès assurer la garde de l’hôtel. Comme il n’est pas question de demander du renfort aux Equipes, il en recrute lui-même une nouvelle escouade, parmi de jeunes comédiens admirateurs de Guitry. Trois s’embauchent dans les Equipes et viennent prendre des tours de garde.
Il n’a nulle signification officielle des raisons de l’arrestation mais a entendu dire que Guitry avait joué devant Hitler, fait partie d’un groupe nommé Collaboration et reçu quotidiennement des Allemands à sa table. Il s’en ouvre à la secrétaire, qui dément en gros et en détail, expliquant que les contacts de Guitry avec l’occupant se sont bornés à les avoir parmi son public et, lorsqu’ils venaient le féliciter et lui proposer des faveurs, à leur demander des libérations de prisonniers. Il en a obtenu douze, dont celle de l’écrivain Tristan Bernard, d’origine juive. Decaux se convainc que ses ennuis sont motivés seulement par « quarante années d’un succès insupportable à certains ».
La mission dure jusqu’au 31 août. Une seule alerte survient, le 30. Trois jeunes représentants d’un « comité d’épuration » du XVème arrondissement, qui ont l’air intéressés par les tableaux de l’entrée, se présentent puis se retirent quand on leur fait observer qu’ils sont dans le VIIème. Le lendemain la police, qui n’est plus en grève, se présente pour prendre le relais .