La Presse
1 juin 2013
Texte de Julie Roy
" Le Montréalais Boruch Spiegel, 93 ans, s'est éteint doucement, le 9 mai dernier. D'origine polonaise, cet homme secret, marqué au fer rouge par les horreurs dont il a été témoin, révélait très peu son histoire. Celle-ci, toutefois, n'a rien de banal en raison de sa participation à la révolte du ghetto de varsovie pendant la Seconde Guerre mondiale.
Ayant fui un camp de travail pour retrouver sa famille dans le ghetto, il a tôt fait de rejoindre l'organisation juive de combat (ZOB). Son rôle: dénicher de la nourriture, effectuer de la surveillance et trouver des armes. Lui qui n'avait jamais tenu de pistolet de sa vie et qui rejetait toute violence, il n'était pas du tout à l'aise d'en avoir un entre les mains. "Porter une arme était tout le contraire de l'esprit de mon père, raconte Mindy Spiegel, qui habite à Montréal. Il en avait peur et craignait qu'elle se décharge dans sa poche."
Elle lui sera malheureusement utile lorsque, le 19 avril 1943, commence la rébellion de 750 combattants juifs. Ses compagnons et lui s'étaient révoltés contre les Allemands qui voulaient en finir avec le ghetto. Bien que vouée à l'échec en raison du surnombre des Allemands et de l'équipement désuet des insurgés, l'insurrection durera un mois et demeure à ce jour un symbole de la résistance.
Cette première bataille ne sera pas la dernière pour Boruch Spiegel. Ayant réussi à s'enfuir par les égouts avec une soixantaine de compagnons, dont celle qui allait devenir sa femme, Chaika Belchatowska, il est retourné se battre à Varsovie en 1944. "Mon père s'est caché quelque temps, mais il n'a jamais cru qu'il sortirait vivant de cette guerre. Il croyait qu'il valait mieux mourir en résistant et en tuant le plus de nazis possible. Il se battait pour la justice sociale", souligne Mme Spiegel.
Un homme modeste
La révolte du ghetto de Varsovie est inscrite dans l'Histoire, mais d'autres gestes aussi héroiques qu'a faits M.Spiegel restent quasi inconnus. Parmi eux, le sauvetage d'enfants.
"Mon père adorait les enfants et faisait tout pour les sauver. En 1944, lorsqu'il était chef de groupe dans un bunker, il a accepté de prendre un enfant avec lui alors que tous les autres avaient refusé. Le risque était énorme, mais il lui a sauvé la vie. Cet enfant est devenu plus tard enseignant de sciences à Halifax", souligne Mme Spiegel.
Après la guerre, M.Spiegel et sa femme ont immigré en Suède. En 1948, ils sont arrivés au Canada ou ils sont restés jusqu'à la fin de leur vie. "Ma mère aurait aimé demeurer en Pologne, mais mon père ne voulait pas vivre sur les ruines d'une vie juive."
Socialiste convaincu, M.Spiegel a travaillé de nombreuses années dans l'industrie du cuir à Montréal. Il a été adoré de ses collègues de travail en raison de son sens de l'équité. "Mon père ne parlait pas français et il travaillait avec des Grecs et des Français. Même s'il ne partageait pas la langue commune, il attirait le respect parce qu'il était resté profondément humain."
Douleureux souvenirs
Pour Mindy Spiegel, l'Histoire se souvient de la révolte du ghetto de Varsovie, mais elle en a oublié les héros qui l'ont constituée. Qu'importe car, selon elle, son père n'a jamais voulu être considéré de la sorte.
"C'était un homme ordinaire qui a fait des choses extraordinaires. Loin d'être naif, il s'avait qu'il était chanceux. Il faisait souvent des cauchemars et ne pouvait s'empêcher de pleurer quand il se remémorait les souvenirs de cette période. Il ne pouvait pas parler de ça. C'est surement ce qui explique pourquoi son histoire est si peu connue."
Un hommage lui a tout de même été rendu, le 7 avril dernier, lors du jour de commémoration du soulèvement du ghetto de Varsovie (le 19 avril 1943), organisé par le Centre commémoratif de l'Holocauste à Montréal."
La Presse. Montréal. 1 juin 2013. p.13.