Qui donc a voulu que l’amiral Godfroy soit sanctionné à la fin de l’année 1943, alors que les bâtiments de son escadre avaient rallié Dakar sous sa conduite ? On a du mal à discerner exactement par suite de quelles interventions il a été mis à la retraite à titre disciplinaire.
Certes à Alger le contexte politique de la fin de l’année 1943 était sévère pour ceux qui avaient tardé à rejoindre le bon combat. On peut en juger en lisant les débats de l’Assemblée consultative provisoire réunie à compter du 3 novembre 1943. Et, dans ce contexte, Godfroy donne une explication très plausible de l’épisode disciplinaire qui met fin à sa carrière de marin (page 501 et suivantes de son livre) :
Il est d’abord placé en congé d’activité par un décret du CFLN daté du 3 octobre 1943. Puis début décembre 1943, à l’Assemblée consultative, le commissaire à la Marine, membre du CFLN, Louis Jacquinot se voit pris à partie car « on » (sic) lui reproche de ne pas mener assez vigoureusement la « purge » (re-sic) parmi ses subordonnés. Il répond qu’on verra bientôt qu’il sait frapper « haut et fort ». Et quelques, jours après, le 10 décembre 1943, le CFLN décrète la mise à la retraite d’office, à titre disciplinaire, des amiraux Godfroy et Michelier. La double mesure est destinée à calmer les esprits, comme Jacquinot l’expliquera lui-même à Godfroy en le recevant à sa demande le 30 décembre. Telle est la version de Godfroy.
Mais curieusement, la lecture des débats de l’Assemblée consultative ne fait pas apparaître que Jacquinot se soit exprimé sur des mesures à prendre dans la marine avant la séance du 18 janvier 1944, soit bien après que la décision de sanctionner les amiraux Godfroy et Michelier soit devenue effective. Ce ne serait donc pas à la suite d’une interpellation en cours de séance qu’il aurait pris cette décision. On lit au contraire qu’il s’en explique a posteriori.
Cette divergence entre les souvenirs publiés par Godfroy et les comptes-rendus officiels des débats de l’assemblée d’Alger peut s’expliquer de diverses manières :
Première hypothèse, Godfroy a pu se tromper en écrivant ses souvenirs six années environ après les faits. Il aurait commis une petite erreur de chronologie.
Deuxième piste d’explication : les comptes-rendus de l’Assemblée (pourtant déjà fort riches et intéressants à lire) étaient simplement analytiques jusqu’au 10 mai 1944 et intégraux seulement après. Il n’est donc pas impossible qu’ils aient omis de mentionner une interpellation de Jacquinot sur la marine antérieure au décret qui a sanctionné Godfroy.
Troisième explication possible : avant la parution du décret de mise à la retraite des deux amiraux, fin 1943, Jacquinot aurait effectivement été pris à partie par un ou plusieurs membres de l’assemblée ; mais cela se serait passé en dehors des débats proprement dits, par exemple dans une discussion de couloir ou dans la salle de réunion, mais avant l’ouverture de la séance. Dans ces circonstances, on s’explique l’absence de compte-rendu de cette interpellation dans le texte publié des débats officiels. Cette dernière explication est celle qui me parait la plus vraisemblable.
On ne connaît donc pas le nom des protagonistes qui ont provoqué la sanction des deux amiraux. Selon Godfroy, l’amiral Lemonnier, nouveau chef d’état-major général de la marine, connaissait leurs manœuvres : « il me confirma que M.Jacquinot avait été attaqué par certains fanatiques ayant la haine des chefs et surtout ceux de la marine » (page 508). Et pour le chef de cabinet de l’amiral Lemonnier, il y avait eu l’intervention de « quelqu’un à qui le commissaire n’avait pu résister» (page 507). De qui pouvait-il bien s’agir ? Un membre du CFLN comme Jacquinot n’aurait cédé qu’à l’un de ses pairs plus influent que lui … à moins qu’il ne se soit agit du Président du CFLN, c'est-à-dire du général de Gaulle lui-même ?
Au regard de la nouvelle limite d’age mise en place pour les officiers de marine du rang de Godfroy, l’amiral Lemonnier lui fit valoir aussi que la sanction prononcée ne changeait « pratiquement rien » à sa situation puisqu’il devait avoir 59 ans en janvier 1944.