Témoignages d'un soldat du 16 eme RA
Bonne lecture
Au soir du 28 MAI 1940, un petit groupe de la 1ère C.R. du 16ème R.A., dont je fais partie, arrive, après trois jours de retraite, à rejoindre le gros de son unité à Bray-Dunes. Il y a là notamment :
Treyve, Dischamp, Laurent, Chassignol, Etellin, Pailler, Fargette, et d'autres ... Le Commandant du groupe, le chef d'escadron Dietz, un clermontois, est là avec la presque totalité des officiers. La journée du 29 se passe en un incessant va-et-vient le long de la plage. La nuit nous surprend à La Panne ; nous y dormons tant bien que mal dans les dunes. Au petit jour, nous apprenons qu'il faut aller à Dunkerque ; nous atteignons les ruines du port en fin de matinée. Alors débute l'incertaine attente près du quai, chacun creusant son trou dans le sable pour se protéger des obus et des bombes. De nombreux avions allemands au-dessus de nous vont vers le large. Nous devinons très bien leurs objectifs. Nous perdons peu à peu l'espoir!
Pourtant, dans l'après-midi, le Commandant Dietz, à son retour du bastion de l'Amiral Abrial, nous apprend que le torpilleur T 62 (Sirocco), qui va arriver à Dunkerque, doit nous embarquer. Heureuse perspective! Depuis le petit matin, beaucoup d'embarcations, des navires grands et petits, et même un important navire-hôpital, ont accosté ; aucun ne nous était destiné !
Les tirs se font plus précis ; des obus tombent dans les bassins, en bordure du quai. Enfm, le T 62 apparaît à l'entrée du port! Après une longue manœuvre, il accoste. Aussitôt, les groupes destinés à l'embarquement, formés dans la journée, commencent à prendre place à bord dans une discipline satisfaisante malgré la hâte compréhensible de chacun. Les obus éclatent de part et d'autre de la jetée ! Nous imaginons le drame si l'un d'eux venait percuter la jetée peuplée de soldats! Tout se fait normalement et près de 800 soldats prennent place à bord (ceux du 92ème R.I., du 16ème R.A. et quelques isolés du 19ème corps, je crois). Le navire enfin abandonne ces lieux. Pour la première fois, nous éprouvons un certain bien-être. Le passé glorieux du navire, connu de tous"nous inspire confiance !
Avec mes camarades du TR Je vais me loger dans la cale avant, • cale immédiatement située sous le pont, accessible de l'arrière par une étroite coursive. Une échelle de fer, raide, étroite et glissante, donne accès sur le pont. Abrutis par la fatigue accumulée au cours des journées de retraite, affamés aussi - car longtemps privés de ravitaillement - nous somnolons, entassés les uns sur les autres. Il fait très chaud dans cet espace restreint. Le navire avance lentement dans la nuit. Nous supposons que le trajet, même à vitesse réduite, sera de courte durée. Le Pas-de-Calais sera vite traversé. Nous ne nous posons aucune question. Après le drame, les officiers de marine nous donneront les raisons de notre long détour en Mer du Nord, de même que la vitesse souvent réduite à 8 nœuds que nous imposaient les risques de repérage.
Incommodé par la chaleur, j'essaie de gagner l'air libre. Je retrouve dans la coursive « un pays», Camille Giraud, de Sauxillanges. Nous bavardons longuement. Au moment où je le quitte afin de revenir avec mes camarades, nous ressentons un choc peu important Une torpille a frappé la poupe. Les veilleuses électriques s'éteignent. Les pulsations des machines s'arrêtent. Que se passe-t-il ? Je mets 2 ou 3 minutes pour revenir à « mon» coin dans la cale. J'y parviens quand un choc beaucoup plus violent, suivi d'une formidable explosion, secouent le navire. Touchée par une bombe d'avion, la soute à munitions bourrée d'obus et de torpilles, vient de sauter pulvérisant toute la partie arrière du navire. Dès cet instant, les choses vont aller très vite et nos différents gestes seront plus instinctifs que raisonnés, inexpérimentés que nous sommes des traîtrises de la mer.
Avec mon bon camarade R. Etellin, nous nous prenons par le bras pour éviter d'être séparés dans la bousculade et parvenons ainsi jusqu'à l'échelle, le pont et. .. l'air libre! "Déjà le navire balance de plus en plus et à chaque oscillation s'enfonce un peu plus. Des marins, munis de leur ceinture de sauvetage, nous crient: « Déshabillez-vous et jetez-vous à l'eau! ». Je commence à délacer mes chaussures et ma veste est vite déboutonnée. J'en suis à mon deuxième soulier quand, tout à coup le torpilleur se couche. Déséquilibré, je ne peux me retenir et je bascule à la mer. Un marin tombe et plonge à côté de moi. Il m'engage à m'écarter très vite. Je n'ai pas besoin de tels conseils. J'ai lu assez de récits de naufrages pour redouter l'aspiration que provoque un gros bateau qui coule.
Je m’écarte et j’abandonne ma veste et le soulier. Derrière moi encore très prés, j'aperçois l'avant du torpilleur dressé hors de l'eau. Mes mouvements se font mécaniques, de plus en plus irréfléchis. Je nage sans penser, obéissant à l'instinct de conservation. Parfois, pour me reposer, je fais la planche! J'entends alors des cris, des plaintes, des gémissements. Après un temps indéterminé, le faisceau lumineux d'un projecteur me procure la satisfaction de voir à une certaine distance, une masse noire et immobile: Un navire! Est-il allié ou allemand ? Qu'importe. Il me faut l'approcher. Quand je parviens près de lui, sa coque me paraît démesurément haute. Je me croyais à peu près seul perdu dans les flots et maintenant, autour de moi, la mer grouille de soldats forcenés! (Nous apprendrons que le Widgeon aura sauvé près de 170 soldats ou marins). Combien en ai-je vu disparaître autour de moi ….
Un marin, du haut du pont, au-dessus de moi,jette des cordages.
J'ai la chance d'en saisir un. J'essaie de grimper, mais je glisse. Je rattrape ma corde à grand peine. Je recommence l'opération et le même fait se reproduit Nous sommes dans une nappe de mazout et les mains rendues huileuses ne peuvent serrer, fixer ... Je n'insiste pas. A mon ceinturon encore serré autour de moi, je m'attache et j'attends ainsi avec confiance. Beaucoup de naufragés lâchent prise parce que blessés ou très affaiblis. L'arrière d'une barque n'est qu'à quelques mètres ... J'hésite à abandonner ma corde ... mais j'aimerais pourtant y trouver mon salut Enfin, je me risque et un grand diable de marin parvient à me hisser. Je m'affale dans la barque près d'un rescapé, tout noir de mazout! J'ai certainement le même aspect Nous nous reconnaissons, c'est Dischamp ! Le marin nous pousse vers l'échelle et d'autres marins, en haut, nous tirent vigoureusement à eux ... Je tombe, ou plutôt je m'effondre, transi, près d'une paroi métallique chauffée par la vapeur ... Sensation agréable ... N os sauveteurs - nous apprenons qu'ils sont anglais - nous amènent sous la douche. Ils ont tôt fait de découper au rasoir nos vêtements ruisselants de mazout, qui collent à la peau. (A Douvres, nous retrouverons briquets, couteaux, portefeuilles, qui ont été soigneusement rangés). Un « toubib» vient et, pour que nous éliminions le mazout, nous administre un vomitif. A cet instant, une nouvelle frayeur nous trouble intensément Le Widgeon est violemment secoué par plusieurs explosions ... Les jeunes marins nous rassurent très vite. Ce sont celles de leurs grenades sous-marines qui attaquent un sous-marin. Ce submersible sera d'ailleurs détruit dans la nuit par un torpilleur norvégien. Nous héritons ensuite qui d'une veste, qui d'une couverture usagée. Je retrouve avec plaisir R. Etellin, drapé dans un immense manteau bleu de la Royal N avy. Il m'apprend qu'avant la disparition du « Sirocco », il s'est laissé glisser sur la coque inclinée jusqu'à la mer. Dans la moiteur de ce poste d'équipage du Widgeon, une saine décontraction nous apaise. Nous n'avons plus conscience du temps et du monde extérieur et nous sommeillons. Au petit jour, les marins nous secouent. Ils amènent quelques uns des rescapés « rendre les honneurs» à l'un de nos compagnons, qui; blessé, est décédé dans la nuit. Sa dépouille est immergée avant d'arriver au port! Sa plaque d'identité, dernier témoignage, nous est confiée.
Voici Douvres. Tout nous paraît prodigieusement calme dans ce port ceint des fameuses « saucisses » de défense anti-aérienne. Nous sommes habillés, nourris, soignés à merveille. Les dames soldats ont pour nous toutes les prévenances. Ces gentillesses se répètent dans les gares de Douvres à Southampton. Seule est à regretter l'absence du fameux« pinard» qui régénère le soldat français.
Le 1er juin, en fin de soirée, un transport Belge nous emmène à Cherbourg. Le lendemain à l'aube, nous foulons le sol de France.
Des moments inoubliables viennent d'être vécus ...
Cordialement