Je vous retranscris les extraits d'une interview de Annette Wieviorka, une historienne française spécialiste du génocide. Ses propos permettent, à mon avis, de mieux comprendre comment s'est construite la mémoire juive de la Shoah.
L’Histoire : Quand a-t-on perçu la spécificité du sort des Juifs dans la déportation ?
Annette Wieviorka : On a peine à imaginer aujourd’hui que, pratiquement jusqu’en avril 1945, la radicalité du génocide a été peu perçue, y compris parmi les Juifs. Entre la libération du territoire à l’été 1944 et le début du retour en avril-mai 1945, les familles de déportés juifs sont encore en quête d’informations. Il faut vraiment attendre les premiers retours pour que la conviction que ceux qui ont été emmenés à l’Est ne reviendront pas commence à pénétrer les consciences.
Mais, parmi les Juifs, la prise de conscience de la réalité de l’extermination coexiste avec un déni. On est dans une période où être une victime n’est pas glorieux. Ceux que l’on célèbre, en 1945, ce ne sont pas les survivants, mais les héros de l’insurrection du ghetto de Varsovie. Ce qui est massif, c’est la volonté de reprendre le cours normal de la vie d’avant 1940, au prix d’une forme de déni.
Une histoire me frappe beaucoup. Le premier monument aux morts de la Seconde guerre mondiale a été établi à l’entrée de la synagogue de la rue de la Victoire, à Paris, attenante aux locaux du consistoire : inauguré en février 1949, il est dédié à tous les Juifs de France morts, ceux de 1939-1940, ceux de la Résistance, ceux de la Déportation. Au pied du monument, un coffret de bronze devait recevoir, dans la tradition juive, un livre du souvenir, où seraient déposées les listes de noms de ceux qui étaient morts en déportation. Mais les familles ne sont pas venues pour faire inscrire les noms des leurs qui avaient disparu. Cela ne répondait pas à un besoin ou à une attente de la population juive de l’époque.
C’est seulement une génération après, trente ans plus tard, que Serge Klarsfeld publie le Mémorial de la déportation des Juifs de France, en 1978, avec les listes des noms des déportés, convoi par convoi. Et l’écho, l’émotion, est considérable : c’est un tremblement de terre ! Et c’est encore trente ans plus tard, en 2005, que l’on a inauguré le Mur des noms au Centre de documentation juive contemporaine.
En 1945, ceux qui recueillent les matériaux pour l’histoire de la Shoah, fondent la première revue, organisent les premiers colloques autour du Centre de documentation juive contemporaine, créé dans la clandestinité par Isaac Schneerson en 1943, sont à la marge de la marge. Ce sont des originaux, dont la communauté organisée ne veut pas entendre parler.
LH : Les associations de déportés et le statut juridique officiel occultent, elles aussi, la spécificité de la déportation juive ?
AW : Sur le plan juridique, deux grandes catégories ont été définies : d’un côté, les « déportés résistants » (dont la déportation est consécutive à la répression de la Résistance) et, de l’autre, les déportés dits « politiques » : ce qui ne voulait rien dire, un fourre-tout dont étaient seulement exclus les droit-commun, auxquels on ne reconnaissait aucune existence.
Quant aux associations d’anciens déportés, en gros, deux types d’associations se sont constituées au lendemain de la guerre : les associations « puristes » de déportés résistants, qui ne voulaient pas de ces Juifs qui s’étaient « laissés déporter », (...) ; les mouvements communistes, qui, eux, ont rassemblé tout le monde, avec cet accord tacite : on gazait tous les déportés, mais tous étaient résistants – et c’est par exemple l’Amicale d’Auschwitz. Une ancienne d’Auschwitz l’a formulé de cette manière abrupte : « On a fait un deal : je te prête ma chambre à gaz, tu me donnes ta résistance ».
Il a bien existé une amicale de déportés juifs, l’Amicale des camps d’Auschwitz et de Haute-Silésie, qui était de langue yiddish, mais c’est la langue qui a fait le regroupement.
Le 24 avril dernier, lors de la Journée de commémoration de la déportation, tout a donné le sentiment, y compris le discours de Jacques Chirac, que la déportation juive absorbait toute la réalité de la déportation. Là encore, on assiste à une inversion totale par rapport à l’après-guerre, et qui n’a jamais été aussi totale que de nos jours.
LH : Les déportés disent aujourd’hui presque tous qu’on ne voulait pas les entendre à l’époque ...
AW : C’est vrai, notamment pour le très court moment du retour. Il y a eu presque une compulsion à parler, ce que dit très bien Robert Antelme, qui parle d’une « véritable hémorragie d’expression ».
Mais on a sommé de diverses façons les déportés de se taire. Simone Veil le dit de manière très nette : « Personne n’avait envie de nous entendre ». Très vite, dès 1946, qu’ils soient juifs ou non, ils ne trouvent plus d’éditeurs à leurs récits. Et les témoignages ont disparu, quasiment jusqu’aux années 1980. Je pense parfois aujourd’hui que ce silence imposé a peut-être été la condition pour qu’ils puissent construire autre chose. Si on avait parlé autant qu’aujourd’hui, auraient-ils pu construire leur vie, avoir des enfants ?
Il faut dire aussi qu’à l’époque on ne raisonnait pas du tout dans les termes actuels : la mémoire, l’oubli mais aussi la vertu libératrice de la parole et le récit public de ses souffrances. Les gens cherchent à s’en sortir, à retrouver un logement, à se mettre au travail – beaucoup de femmes sont seules avec des enfants : les hommes ont été plus nombreux à être déportés. Il n’y a pas du tout alors l’impératif de témoigner, de se souvenir, qui s’impose à tous aujourd’hui.