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noel à Buchenwald

De l'opération T4 à la solution finale, la dictature nazie atteint un degré d'horreur jamais atteint dans l'histoire moderne. Juifs, homosexuels, communistes, dissidents, Tziganes, handicapés sont euthanasiés, déportés, soumis à des expériences médicales.
MODÉRATEUR : Gherla, Frontovik 14

noel à Buchenwald

Nouveau message Post Numéro: 1  Nouveau message de juin1944  Nouveau message 23 Déc 2003, 21:15

Voici le témoignage de Robert antelme, déporté à Buchnwald. Je pense qu'il est de circonstance et nous fera apprécier à son juste titre sur qui se trouvera demain soir sur nos tables :

Après-demain, c'est Noël. Les jours qui se sont écoulés depuis le 1er octobre sont soudés les uns aux autres dans le déroulement des corvées, les cris des kapos, la soupe, la faim toujours, et aussi la gravitation des choses précieuses, le vent, le mouvement des nuages dans le vent d'ouest, le cirque des collines, les silhouettes des hommes libres sur la route, la locomotive, l'automobile, la bicyclette, toutes choses qui règnent sur l'espace et qui appellent les regards des enfants. Pendant trois jours, on va se remplir d'images; elles vont fulgurer dans la tête. Ce sera la fête. Pas avec les mains, ni les mâchoires, ni les lèvres, la fête noire dans la tête, la fête des natures mortes.
Des types disent qu'on aura une boule de pain chacun, une pomme, peut-être une soupe épaisse avec un morceau de viande. « Tiens, je leur laisse leur boule et leur ragoût s'ils me laissent partir... » Conneries chroniques. On s'excite, on se donne la liberté comme à un chien auquel on lâche de la laisse, mais on sait qu'on est enchaîné et qu'on sera bien content s'il y a la boule. La boule, c'est l'orgie de pain. De quoi manger un bon moment, on se remplirait; quand on serait rempli, il en resterait encore et on serait plein, on dormirait plein. On couperait les premières tranches comme d'un gâteau, puis, au fur et à mesure que la boule diminuerait, ça deviendrait du pain; on pourrait même mâcher et parler en même temps, on craindrait moins d'arriver à la fin de la boule.
Le poêle est rouge, je suis embrasé de chaleur. Tout près, à la paillasse, c'est le froid. René s'est déjà déshabillé.
Il a fallu aussi que j'y aille. J'ai enlevé ma veste, mes chaussures, et je me suis glissé sous les couvertures. René ne rayonne que d'une légère chaleur. Depuis ce matin, on n'attend que ce moment. Demain, sitôt le cri du réveil, on pensera au soir. Mais ce moment que j'attends depuis ce matin, ne vient pas. Dans le sommeil aussi, j'entre comme un somnambule. Plus ou moins pesante, chaque heure est déterminée, et je n'y serai jamais autre que dans l'heure la plus lourde. Ce sommeil que j'ai attendu, ce répit, me ferment seulement les yeux.
Ce matin, la neige tombe, épaisse. Les bois, les collines sont couverts d'un feutre éblouissant. Les pas ne résonnent plus, ni ceux des S.S. ni les nôtres. Le ciel clôt un coffret, il n'y a d'horizon pour personne.
Aux chiottes, deux Polonais fument un mégot; deux Français sont assis sur la barre au bord de la fosse. J'ai enlevé les ficelles qui retiennent mon pantalon, et je l'ai ouvert ainsi que mon caleçon déchiré. Je ne vois guère mes cuisses qu'aux chiottes : elles sont mauves, leur peau est ridée; celles d'un Français qui est assis sur la barre sont plus blanches. On s'habitue à se regarder chier, mais il reste toujours un peu de curiosité. Les plus silencieux ne livrent ici, les plus redoutables aussi. Le gros kapo Ernst, qui cogne, essaye lui aussi de rigoler avec nous quand il chie. Ici, il ne peut pas garder sa dignité (c'est pour cela d'ailleurs qu'à l'usine, des cabinets sont réservés aux civils), et il essaye de faire comme s'il choisissait pour un moment l'humilité de sa situation, en parlant amicalement avec ceux qui sont là. Quelquefois, il se trouve que ce soit avec celui sur lequel il vient de cogner. Mais Ernst ne peut rien faire pour ne pas nous paraître indécent : ses caleçons sont blancs, ses cuisses énormes. Il est fort même en chiant. Il ne peut pas devenir un type à cuisses grises ou mauves, à genoux proéminents. Il est plus criant que jamais qu'il bouffe au moins ses trois rations de pain par jour, une série de gamelles, etc.
La fosse est pleine et recouverte d'un duvet de neige. On s'attarde un moment, assis sur la barre. — Qu'est-ce qu'il y a de nouveau? demande un des Français. — Rien, répond l'autre.
Celui qui a posé la question se doutait qu'il n'y avait rien de nouveau. Depuis qu'on est ici, depuis le 1er octobre, il n'y a jamais rien eu de nouveau. Mais, chaque matin, on a posé la question. Celui qui la pose maintenant ne peut pas se répondre lui-même. Il ne peut savoir que ce qu'il constate, et cela c'est toujours la même chose : c'est le pain du matin, l'usine, les chiottes. Depuis qu'il est enfermé, tout ce qui n'est pas le pain, l'usine, lui est caché.
L'autre a répondu « Rien ». II en est au même point que celui qui le questionne, mais il n'a pas dit : « Je ne sais pas ». Il a dit « Rien », bien qu'il ne sache pas s'il n'y a pas quelque chose. Il a répondu selon ce qu'il a constaté, et nous avons tous la même expérience. Et l'autre n'insiste pas, car il croit que le copain, en disant « Rien », lui a livré son secret.
— Tu crois qu'il y en a pour longtemps? demande le questionneur. — Je ne crois pas.
Le premier se rassure : il suffit que l'autre ne soit pas trop bavard et qu'il ne réponde pas : « Je ne sais pas ». S'ils restent ainsi dans le vague, s'ils ne se laissent pas aller à se demander « Comment le sais-tu? » ils se rassureront. Chacun apportera à l'autre ce qu'il attend, comme d'un frère, comme d'une mère : quelqu'un qui n'est pas soi et qui ne menace pas, quelqu'un qui répond. «.Je ne crois pas », c'est tout ce que peut dire le copain.
Il le dit avec assurance, ça suffit. L'autre ne demandera pas plus. Ces questions, ces réponses n'ont pas de sens, mais c'est le langage que l'on tient aux chiottes, et c'est à ce moment-là l'essentiel de ce que l'on a à se dire.
Ils se sont levés. Debout, sur le banc, ils ont enfermé leurs cuisses dans les pantalons, qu'ils ont ficelés, tout cela lentement. Puis ils sont descendus du banc, et ils sont restés un moment les mains dans les poches, les épaules en dedans, entre les quatre planches des chiottes. Ils n'ont rien appris de nouveau.
« — Quoi de nouveau? — Rien. » Alors, il n'y a plus rien à faire aux chiottes, il faut s'en aller.
Il est dix heures à peine, encore toute la journée à faire passer. Demain, c'est Noël. Qu'est-ce que ça veut dire? Maintenant c'est la mémoire qui va s'y mettre sérieusement; si la mémoire n'existait pas, il n'y aurait pas de camp de concentration. Et il ne manquait plus que ça, maintenant, qu'on entende « Noël » entre les planches des chiottes, à piétiner la M***e. Eux aussi disent « Weihnachten » et on est toujours en zébré. Cette nuit, il y aura peut-être trêve des fours à Auschwitz? Cette nuit de l'année serait la nuit de leur conscience? La boule de pain pour quatre, peut-être la boule pour deux, ou pourquoi pas, la boule pour un? La boule de leur frousse, la boule pour un et la trêve des fours. Leur conscience festoie peut-être ce soir : « Ce soir on ne tue pas. Non, pas ce soir. » Jusqu'à demain. Ce soir, les kapos des fours se saoulent, ce soir tout le monde chante sur toute la terre, même à Auschwitz? La boule pour un, la réconciliation universelle, l'unité du genre humain accomplie, ce soir tout le monde va donc rigoler ou pleurer pour la « même » chose!
Honteuse attente. M***e vraie, chiottes vraies, fours vrais, cendres vraies, vraie vie d'ici. On ne veut pas pour ce jour être plus hommes que la veille et le lendemain.
On a installé un petit sapin au pied d'une carlingue; on l'a fait sérieusement. On a balayé l'usine avec plus de soin que d'habitude. Ils étaient distraits, et ils parlaient entre eux. Les femmes riaient. On les a regardés comme si quelque chose d'important devait arriver avant notre prochaine rencontre. Cette chose importante, c'était la fin de l'année qui arrivait sur nous.
La sirène a sonné à quatre heures, et on a quitté l'usine. Il ne neigeait plus, le ciel s'était découvert, il y avait même un peu de soleil sur les bois. On est arrivé devant l'église, on s'est laissé compter. On a attendu. Il fallait encore les gagner, la paillasse, et la journée de Noël.
Dormir d'abord, qu'on nous laisse dormir sur nos paillasses, et c'est assez.
Là-bas, ils disent : « Je sors » : ils descendent l'escalier, ils sont dehors. Ils disent : « Je vais m'asseoir », ils disent : « On va dîner ensemble », ils disent : « Je vais... » et ils vont, ils font. « Je », c'est le pain, le lit, la rue. Ici, on peut seulement dire : « Je vais aux chiottes ». Elles sont sans doute ce qui correspond le mieux ici à ce qu'on appelle communément là-bas liberté.
Les kapos nous ont fait entrer dans la cour de l'église, et de nouveau on a attendu, mais cette fois pour toucher la nourriture. On croyait qu'il y aurait une pomme en supplément; un type l'avait dit et ça s'était répété, on croyait à la pomme. Elle aurait reculé le moment où on n'aurait plus rien dans la main; on aurait pu manger le pain tranquillement, puisqu'il y aurait eu la pomme après. On pouvait croire à la pomme. Ç'aurait été de leur part une façon de marquer la journée, et ils semblaient le vouloir, puisque déjà on ne devait pas travailler le jour de Noël.
Le guichet s'est ouvert. Il commençait à faire nuit, la lumière jaune éclairait l'ouverture. Le cuistot a passé sa tête; les types le dévisageaient.
— Qu'est-ce qu'il y a aujourd'hui? lui ont-ils demandé. Il a rigolé. — Il n'y a rien.
Rien de plus. Et la distribution a commencé. On s'est quand même hissé sur la pointe des pieds pour voir ce qu'il y avait.
— Le quart de boule et viande hachée, a dit quelqu'un. Pas de pomme, la boulette de viande un peu plus grosse peut-être que celles qu'on avait touchées quelquefois. Alors, on est devenu impatient, on s'est pressé pour passer devant le guichet et en finir.
Celui qui est passé devant moi a baissé la tête; le bras gauche à demi tendu en avant, il tenait bien son quart de boule dans la main et semblait plus anxieux que nous qui n'étions pas encore au guichet. Il ne voyait plus personne, il n'était plus que le quart de boule dans la main; courbé et pressé, il s'est enfoncé dans l'église.
Mon tour est venu. Le quart de boule, la viande hachée dessus; je l'ai pris dans la main gauche. L'autre quart de boule, que lève le cuistot, c'est celui d'un autre. Il y en a beaucoup ainsi, je les aperçois, et chacun appartient à un type. Les copains ne sont pas plus riches que moi, il n'y en a qu'un pour chacun, mais le tas de quarts de boule est énorme.
Les cuistots, eux, se démerdent. C'est normal. La chose qu'ils triturent, qu'ils manipulent, ce n'est pas du dural, ni des pierres, ni de la terre, c'est de la nourriture. Ils vivent dedans toute la journée. Les paniers de dural deviennent ici des paniers de pain, de patates. Au grand magasin, il y a des sachets de clous, et toute la journée les copains ont des bouts de fer dans la main ; il n'y a rien à faire, là, les monticules, les tas, les fardeaux, c'est du fer. Chez les cuistots, dans les sacs, c'est de la farine, dans les caisses, de la margarine, etc... Là où ils sont on les entoure, il y a un sillage derrière eux. Ils ont une tête rouge, des muscles sur les bras, ils sont un peu considérés par les SS. Naturellement, on cherche à être bien avec eux, on rigole de leurs conneries, on convient même qu'ils font un métier pénible, on compatit. On se fait décrire en même temps la soupe du lendemain. Ils parlent de kilos de farine, de paniers de patates. Eux, ils prennent une louche, ils la trempent dans le sceau et ça fait une gamelle; une autre plongée de la louche, et ça fait une deuxième gamelle. Tranquillement. Les copains les regardent, la bouche entrouverte, des dieux, quoi.
Dans notre réduit, il y avait du monde autour du petit poêle. Ceux qui étaient arrivés les premiers s'étaient immédiatement installés sur les bancs. Chacun tenait son pain dans la main. Quelqu'un dit :
— Avec ça on n'est pas fauché. Un chouette de réveillon! Ils regardaient le pain par intermittence et semblaient réfléchir. Tous les bancs étaient occupés, je n'ai pas pu m'asseoir. Je me suis collé juste derrière un banc, ma figure recevait en plein la chaleur du poêle. J'ai coupé une tranche de pain, j'ai étalé un peu de viande hachée dessus, j'ai étendu le bras par-dessus l'épaule d'un copain qui s'est penché sans râler et j'ai posé la tranche sur le poêle. D'autres faisaient la même chose. Le poêle était très chaud. La graisse de la viande a fondu assez vite, et la couche de viande rouge est devenue brune. Le poêle était couvert de tranches. Quelques types se bagarraient pour trouver une petite place pour la leur; ils poussaient le pain d'un copain qui tolérait, mais lorsqu'ils poussaient un peu trop sa tranche et la faisaient déborder dans le vide, le copain râlait. Il se retournait, dévisageait les autres qui avaient l'air de s'excuser, mais qui maintenaient tout de même leur tranche en place. Celui qui râlait poussait alors la tranche d'un autre pour bien étaler la sienne sur le poêle, cet autre se mettait à râler aussi, le ton montait un peu.
— Tu nous emmerdes, fallait arriver avant. C'est toujours les mêmes qui roupillent et puis après ils veulent passer devant.
— Oh, ça va. T'énerve pas. On ne va tout de même pas s'engueuler ce soir.
— Je t'engueule pas, mais quand même il ne faut pas exagérer.
Ça n'allait pas plus loin Une odeur montait, de boulangerie, de viande grillée, de petit déjeuner de riches. Mais eux, là-bas, s'ils mangeaient du lard, du pain grillé, ne savaient pas comment cela s'était transformé, avait commencé à changer de couleur, à rôtir, et surtout à sentir, à lancer cette puissante odeur. Nous, nous avions touché le pain gris, nous avions coupé une tranche, nous avions nous-mêmes posé la tranche sur le poêle, et maintenant nous regardions le pain se changer en gâteau. Rien ne nous échappait. La viande qui suintait, brillait et dégageait l'odeur terrible de chose à manger. Nous n'avions pas perdu le goût du pain, des pommes de terre qu'on mâche. Mais la chose à manger qui emplit à distance la gorge de son odeur, l'odeur, nous avions oublié ce que ce pouvait être.
J'ai retiré ma tranche. Elle était brûlante, c'était une brioche. Plus qu'un joyau, une chose vivante, une joie. Elle était légèrement gonflée, la graisse de la viande avait pénétré dans la mie, ça luisait. J'ai croqué la première bouchée; en entrant dans le pain, les dents ont fait un bruit qui m'a rempli les oreilles. C'était une grotte de parfum, de jus, de nourriture. Tout était à manger. La langue, le palais étaient débordés. J'avais peur de perdre quelque chose. Je mâchais, j'en avais partout, sur les lèvres, sur la langue, entre les dents, l'intérieur de ma bouche était une caverne, la nourriture se promenait dedans. J'ai fini par avaler, cela s'est avalé. Quand je n'ai plus rien eu dans la bouche, le vide a été insupportable. Encore, encore; le mot a été fait pour la langue et le palais; encore une bouchée, encore une bouchée, il ne fallait pas que ça s'arrête,
la machine à broyer, à sentir, à lécher était en marche. La bouche n'avait jamais éprouvé comme à ce moment-là qu'elle était une chose qui ne pouvait pas être comblée, que rien ne pouvait lui servir une fois pour toutes, qu'il lui en faudrait toujours.
Chacun mangeait solennellement. Quelques-uns ne voulaient pas prendre de risques : ils mangeaient le pain froid, tel qu'ils l'avaient reçu. Ils ne voulaient pas changer de monde, ils ne voulaient pas se tenter. Il ne fallait pas ici s'amuser à réveiller tant d'exigences, de goûts enterrés. Manger quelque chose de pareil — il ne pouvait rien y avoir de meilleur — était dangereux. Eux avaient l'air plus détachés; ils ne coupaient pas leur pain précieusement par tranches, mais par morceaux, au hasard; ils tenaient leur morceau dans la main comme ils l'auraient fait là-bas le coude appuyé sur le genou, graves, austères.
C'étaient les dernières bouchées. J'avais trouvé une place sur un banc. Il n'y avait plus qu'à se chauffer, la tête penchée en avant, les mains tendues vers le poêle.
Le pain est fini, on va rentrer, s'enfoncer en soi, en regardant ses mains, s'enliser en regardant le poêle ou la figure d'un type, en étant là assis, s'enfoncer jusqu'à s'approcher de la figure de M..., de D..., là-bas. Je vais me souvenir que, là-bas, on me parlait. Il arrivait, en effet, qu'on ne s'adresse qu'à moi seul. J'étais comme un autre, là-bas, dans la rue. Et l'aisance, la gentillesse, les sourires... On était dans du miel là-bas. On passait d'une pièce à l'autre à la maison, on s'asseyait, on se couchait, sans attente, sans coupure, avec la facilité des nageurs dans l'eau. Des êtres d'une aisance supérieure m'appelaient, ils me parlaient toujours en souriant, comme dans l'eau, comme plongés dans un milieu délicieux.
Je ne me vois que de dos là-bas, toujours de dos. La figure de M... sourit à celui que je ne vois que de dos. Et elle rit. Elle rit, mais ce n'est pas comme ça, je ne crois pas qu'elle riait comme ça. Quel est ce nouveau rire de M...? C'est celui d'une femelle de l'usine que je reconnais. Je la vois et elle rit toujours. Ou c'est René qui rit comme ça. Je ne sais plus. Elle parle, et c'est faux, c'est la voix de n'importe qui, c'est une voix de crécelle. Quelle est cette voix? Ça pourrait être la voix d'un homme. Sa figure est ouverte, elle rit. Une crécelle. C'est le rire de celle qui m'a dit Schnell, schnell, monsieur. Sa voix est morte. Sa bouche s'ouvre et c'est une autre qu'on entend. J'oublie, j'oublie tous les jours un peu plus. On s'éloigne, on dérive. Je n'entends plus. Elle est ensevelie sous les voix des copains, sous les voix allemandes. Je ne savais pas que j'étais déjà si loin. Tout ce qui me reste, c'est de savoir. Savoir que M... a une voix, la voix que je sais qu'elle a. Savoir que sa figure s'ouvre et qu'elle rit d'un rire que je sais qu'elle a. Savoir comme un sourd et un aveugle. Et que je suis seul ici à savoir cela. Peut-être que lentement la figure même de M... disparaîtra et je serai alors vraiment comme un aveugle. Mais on pourra me déguiser encore, faire l'impossible pour que l'on puisse à peine me distinguer d'un autre, jusqu'à la fin je saurai encore cela.
Les copains se chauffaient, s'engourdissaient. Ils étaient, dans la nuit de Noël, comme dans un nuage; ils attendaient qu'elle passe. Il n'y avait rien eu d'autre que le pain et la boulette de viande hachée et rien d'autre n'allait venir.
Alors, ils ont essayé de raconter des histoires. Ils ont parlé de leurs femmes et de leurs gosses. Elles étaient sérieuses les femmes et elles avaient des caprices. Les histoires ont tourné autour du poêle. Et c'était une drôle de soirée, un samedi soir, on s'était bien marré, les apéritifs, un bon gueuleton, des hors-d'œuvre, des tranches de gigot comme ça, tout ce qu'il fallait quoi, un roquefort, le saint-honoré, elle le faisait drôlement, un copain, le gosse était allé se coucher, le copain commençait à ne plus y tenir, elle avait sommeil, on est sorti avec le copain, rentré à sept heures du matin, elle faisait une drôle de gueule, on a remis ça le lendemain soir, là elle est restée avec nous jusqu'à la fin. Le lundi, au boulot.
Les copains rigolaient doucement. Ils en avaient des histoires comme celle-là, avec de la fine, un copain, la femme qui râle ou qui se marre avec, ils savaient ce que c'était, le boulot aussi. Tout le monde se comprenait, on pouvait parler longtemps comme ça. On décrivait tout, la ligne du métro, la rue pour atteindre la maison, le boulot, tous les boulots, l'histoire ne s'usait pas facilement, il y en avait toujours à raconter.
L'enfer de la mémoire fonctionnait à plein. Pas un qui n'essayait de fixer une femme, qui ne sonnait à sa porte et n'entendait en même temps l'autre sonnerie, celle qui avait tout déclenché, quand il leur avait ouvert la porte.
A partir de ce moment, chacun était devenu un personnage. Celui qui, libre, bavardant, avait entendu sonner quatre heures et demie à l'horloge de l'église, puis qui, à la même horloge, avait entendu sonner cinq heures, les menottes aux mains. Celui qui n'était pas au rendez-vous du soir. Celui que l'on avait volé entre deux phrases. Il remplissait la maison maintenant. On essayait là-bas de fabriquer quelqu'un qui lui ressemble, mais il avait de l'avance, il était défiguré ou il était mort; et il continuait cependant à pomper l'air de la maison. On ne savait pas, il ne savait pas, lui-même, qu'il pouvait exercer une telle cruauté, être celui qui ne répond pas, celui qui n'est jamais là. Mais eux non plus n'étaient pas là, et personne ne répondait; c'était hallucinant ici aussi que personne de là-bas jamais ne réponde, que personne ne soit là.
Plus tard, cette nuit-là, la femme du copain qui racontait sa bringue est peut-être allée à la messe avec son gosse; elle a prié pour son mari, et elle a pleuré. Il dormait. Elle était à genoux. Il ronflait. Elle priait pour lui comme s'il avait une affreuse maladie, elle ne savait pas que c'était pour un inconnu.
Le poêle ronflait dans le ronflement sourd des histoires. Elles tournaient; la voix, la cadence changeaient, mais c'était la même que l'on répétait.
Puis la fête s'est amortie, l'histoire s'est épuisée, il n'en est rien resté. Il restait la chaleur sur la figure, la chaleur du poêle qui avait fait sortir les histoires. Les plus acharnés, ceux qui avaient parlé le plus, se taisaient. On se chauffait machinalement les mains. Un type est allé se coucher. Puis un autre. Dans le milieu de l'église, quelqu'un s'est mis à chanter. Il essayait de continuer de faire sortir les types de leur estomac et de leur faire changer de figure pendant un moment. Personne ne l'a suivi, mais il a continué à chanter tout seul. Où était celui qui avait chanté, comment le reconnaître? Ils étaient tous couchés, enfouis sous la couverture. On n'entendait plus qu'un vague murmure qui sortait des paillasses. Dans chaque tête il y avait la femme, le pain, la rue, tout cela en vrac avec le reste, la faim, le froid, la saleté.
Nous sommes restés quatre ou cinq auprès du poêle. On ne mettait plus de charbon dedans. Il a cessé de ronfler. La chaleur et l'immobilité engourdissaient. La figure était brûlante et on était comme ivre. Cependant, comme toujours, il fallait bien que cela aille finir sur la paillasse.
J'ai réussi à me lever pour aller pisser. La nuit était noire et pleine d'étoiles. Il y avait de la lumière dans la baraque des S.S.; des voix fortes en arrivaient, et des rires. J'étais seul aux pissotières. Ça fumait. La cour de l'église était vide, le sol gelé. On entendait bien les voix qui sortaient de la baraque des S.S., mais aucun bruit ne venait de l'église, qui pourtant était pleine. Ses murs s'étalaient, gris dans la nuit. La porte était fermée. J'étais en dehors de l'église, et cette grange d'hommes, je la voyais comme du sommet d'une montagne.
A force de regarder le ciel, noir partout, la baraque des S.S., la masse de l'église, celle de la ferme, la tentation pouvait venir de tout confondre à partir de la nuit. Qu'elle fût la même, cette nuit, pour Fritz et pour le Rhénan, pour celle qui m'avait commandé et celle qui m'avait donné du pain, c'était vrai. Mais le sentiment de la nuit, la considération des espaces infinis, qui tendaient à tout poser en équivalence, rien de tout cela ne pouvait modifier aucune réalité, ni réduire aucune puissance, ne pouvait faire que soit compris par un des hommes de l'église un homme de la baraque, on inversement. L'histoire se moque de la nuit qui voudrait dans l'instant supprimer les contradictions. L'histoire traque plus étroitement que Dieu; elle a des exigences autrement terribles. En aucun cas, elle ne sert à faire la paix dans la conscience. Elle fabrique ses saints du jour et de la nuit, revendicatifs ou silencieux. Elle n'est jamais la chance d'un salut, mais l'exigence, l'exigence de ceci et l'exigence du contraire, et même elle peut rire silencieusement dans la nuit, enfouie dans le crâne de l'un de nous, et rire en même temps dans le bruit indécent qui sort de la baraque.
On peut brûler les enfants sans que la nuit remue. Elle est immobile autour de nous, qui sommes enfermés dans l'église. Les étoiles sont calmes aussi, au-dessus de nous. Mais ce calme, cette immobilité ne sont ni l'essence ni le symbole d'une vérité préférable. Ils sont le scandale de l'indifférence dernière. Plus que d'autres, cette nuit-là était effrayante. J'étais seul entre le mur de l'église et la baraque des S.S., l'urine fumait, j'étais vivant. Il fallait le croire. Encore une fois, j'ai regardé en l'air. J'ai pensé que j'étais peut-être seul alors à regarder la nuit ainsi. Dans. la fumée de l'urine, sous le vide, dans l'effroi, c'était le bonheur. C'est sans doute ainsi qu'il faut dire : cette nuit était belle.
Quand je suis rentré dans l'église, René était déjà couché. Je me suis glissé dans les couvertures. Il faisait bon. René pensait à sa maison; il pleurait.
Je n'étais dans les bras de personne là-bas. Des visages passaient et repassaient dans ma tête. Je n'embrassais personne, je ne serrais personne dans mes bras. J'ai touché mes cuisses, j'ai passé la main sur leur peau plissée, mon corps ne désirait rien, il était plat. Ce soir-là, je voulais risquer de voir ces visages qui parfois s'illuminaient. Rien d'autre. Mon visage à moi, bouche fermée, yeux fermés, avec, dessus, ce nez devenu trop grand dans la maigreur, était un théâtre clos, et qui n'avait pas de spectateur.
Des éclats de voix venaient du réduit où logeait le stubedienst français droit commun. Il couchait avec le lageräl-tester, détenu allemand. Il s'était débrouillé pour avoir un. lapin et de quoi bouffer; il avait invité ses copains à bouffer avec lui. Ils avaient fait des frites et ils avaient de l'alcool. Ils étaient saouls et ils gueulaient.
Lucien, le vorarbeiter polonais, est sorti du réduit en marmonnant, puis il a crié : « Les Allemands, je les emmerde. Vous voulez me casser la gueule, vous êtes des cons. Quand je vous dis de travailler, vous n'avez qu'à ne pas travailler. Moi je veux bouffer, vous êtes des cons. Les Allemands, je les emmerde, vous entendez, je les emmerde, mais moi je veux bouffer! »
II vomissait, il chialait, les autres derrière bramaient la Marseillaise.
— Vos gueules, bande de salauds, a crié un copain. Ils se démerdent avec les chleuhs, ils se remplissent le ventre, et puis ils chantent la Marseillaise!
Le copain râlait mais il n'y a pas eu d'écho. Le poêle était éteint. Les charbons ne brillaient plus. Le froid des murs tombait sur la figure. René dormait, je me suis tourné sur le côté.


 

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Nouveau message Post Numéro: 2  Nouveau message de laverdure  Nouveau message 23 Déc 2006, 00:33

Mis en ligne il y a 3 ans jour pour jour, je le fais remonter.


 

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Nouveau message Post Numéro: 3  Nouveau message de Prosper Vandenbroucke  Nouveau message 23 Déc 2006, 16:00

Merci à Juin1944 pour cet émouvant témoignage et merci à Laverdure pour l'avoir fait remonter au bon moment
Amicalement
Prosper ;)
L'Union fait la force -- Eendracht maakt macht

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Nouveau message Post Numéro: 4  Nouveau message de St Ex  Nouveau message 23 Déc 2006, 17:13

Je précise que Robert Antelme fut un des grands amours de Marguerite Yourcenar qui n'eut pas une attitude très réglo à la Libération.

St Ex


 

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Nouveau message Post Numéro: 5  Nouveau message de St Ex  Nouveau message 27 Déc 2006, 17:23

St Ex a écrit:Je précise que Robert Antelme fut un des grands amours de Marguerite Yourcenar qui n'eut pas une attitude très réglo à la Libération.

St Ex


A la suite d'une interrogation, je précise au sujet de M.Y., qu'il semble qu'elle ait regretté par la suite sa conduite à la Libération: elle aurait torturé de soit-disants collabos. Episode trouble de sa longue vie.

St Ex


 

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Nouveau message Post Numéro: 6  Nouveau message de laverdure  Nouveau message 27 Déc 2006, 21:23

A la suite d'une interrogation, je précise au sujet de M.Y., qu'il semble qu'elle ait regretté par la suite sa conduite à la Libération: elle aurait torturé de soit-disants collabos. Episode trouble de sa longue vie.
St Ex, quelles sont tes sources ??? Yourcenar a passé la guerre aux Etats Unis... et elle n'est repassée en France qu'en 46 il me semble...


 

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Nouveau message Post Numéro: 7  Nouveau message de St Ex  Nouveau message 28 Déc 2006, 16:30

laverdure a écrit:
A la suite d'une interrogation, je précise au sujet de M.Y., qu'il semble qu'elle ait regretté par la suite sa conduite à la Libération: elle aurait torturé de soit-disants collabos. Episode trouble de sa longue vie.
St Ex, quelles sont tes sources ??? Yourcenar a passé la guerre aux Etats Unis... et elle n'est repassée en France qu'en 46 il me semble...


Non, non, elle est rentrée en France en 44 (ou 45). Lu ça chez un de ses biographes (mais me souviens plus où). Je crois qu'elle même en parle (avec Andréa???). Ah oui, ça doit la bio d'Andréa, son dernier amant, va voir sur Google (là j'ai pas le temps, sorry).

St Ex


 

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Nouveau message Post Numéro: 8  Nouveau message de laverdure  Nouveau message 28 Déc 2006, 18:10

Je me demande si tu confonds pas un peu St Ex, Yourcenar n'était pas vraiment branchée hommes, si tu vois ce que je veux dire....


 

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Nouveau message Post Numéro: 9  Nouveau message de St Ex  Nouveau message 28 Déc 2006, 18:16

ben oui, je viens de consulter plusieurs sites, je vois rien. Qui est-ce qui était avec Yann-Andréa???

St Ex


 

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Nouveau message Post Numéro: 10  Nouveau message de St Ex  Nouveau message 28 Déc 2006, 18:18

OUPS :oops: je confonds avec avec Marguerite Duras. De toutes façons, aussi chi....s l'une que l'autre :mrgreen:

St Ex


 

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