Wladyslaw Szpilman in Le Pianiste a écrit:Un peu plus tard, vers le 5 du même mois (1), je descendais la rue Gęsia à la faveur d’une courte pause dans mon travail quand j’ai vu Janusz Korczak et ses orphelins quitter le ghetto (2).
L’évacuation des orphelinats créés par ce grand philanthrope venait d’être ordonnée et les Allemands entendaient que les enfants partent seuls. Korczak, qui avait déjà été assez fortuné pour rester en vie, avait réussi à les persuader de l’arrêter, lui aussi. Après avoir passé tant d’années avec ses petits protégés, il ne voulait pas les abandonner dans cet ultime voyage. Et comme il entendait leur rendre l’épreuve moins difficile il leur avait expliqué qu’il s’agissait d’une excursion à la campagne, qu’ils allaient enfin sortir des murs étouffants du ghetto pour découvrir des prairies en fleurs, des ruisseaux où ils pourraient se baigner, des bois remplis de groseilles et de champignons… Il leur avait recommandé de revêtir leurs plus beaux habits et c’est ainsi qu’ils sont apparus sous mes yeux, deux par deux, bien habillés et le cœur en fête.
La petite colonne était emmenée par un SS qui en bon Allemand aimait les enfants, même ceux qu’il conduisait dans l’autre monde. Il avait été particulièrement charmé par un garçon d’une douzaine d’années, un jeune violoniste qui avait pris son instrument sous le bras. Il lui a demandé de se placer en tête de la procession et de jouer des airs entraînants. C’est de cette manière qu’ils se sont mis en route.
Lorsque je les ai croisés rue Gęsia, les bambins ravis chantaient tous en chœur, accompagnés par le petit violoniste. Korczak portait deux des plus jeunes orphelins, lesquels rayonnaient aussi tandis qu’il leur racontait quelque conte merveilleux.
Je suis certain que même bien plus tard, au camp, lorsque le gaz Zyklon B (3) commençait à attaquer leurs poumons et qu’une terreur indicible succédait soudain à l’espoir, je suis certain que « Papy Docteur » a dû parvenir à leur murmurer, dans un dernier effort : « Tout va bien, les enfants, tout ira bien », et qu’il a au moins essayé d’épargner aux petits dont il avait la charge l’approche effrayante de la mort. »
(1) il s’agit du 5 août 1942.
(2) Il s’agit du ghetto de Varsovie.
(3) en fait ils furent conduits à Treblinka où les chambres à gaz fonctionnaient au monoxyde de carbone généré par des moteurs diesel.