Post Numéro: 14 de Petit_Pas 19 Mai 2004, 23:18
Salut,
je viens de terminer "Notre histoire", livre d'entretien entre August von Kageneck, lieutenant de Panzers dans la Wehrmacht, et Hélie de Saint Marc, résistant déporté à Buchenwald.
Extraits
Page 139 et 140
A. Kageneck : "Le nazisme a procédé par étapes : d'abord, "hurler au loup" et provoquer les consciences en pratiquant des pogroms ; ensuite, pousser les juifs allemands à émigrer par le boycottage, l'exclusion et les brimades. Insensiblement, l'esprit s'habitue à cette dégradation d'un groupe humain, qui perd son statut de concitoyen pour devenir une communauté à part, marginalisée, moquée, dispersée et finalement anéantie."
[...]
"Le juif imaginaire, au nez crochu et à l'intelligence fielleuse, était un leurre qui fonctionnait parfaitement. En revanche, dans la vie quotidienne, la haine était moins forte, ou même absente. Combien ai-je lu par la suite de témoignages d'enfants juifs allemands qui se liaient d'amitié avec des membres du Jungvolk, la jeunesse nazie, qui leur disaient : "On n'a rien contre toi. Ce sont les autres juifs que nous n'aimons pas." Ce sont toujours "les autres juifs" qui incarnent le Mal, et non le "bon juif" que l'on connaît."
Pages 142 et 143
A. Kageneck :"En 1942, j'étais à Lublin, à quelques kilomètres d'un faubourg nommé Majdanek, où se trouvait un camp d'extermination, et le sentiment qui prévalait autour de moi était une totale indifférence qui me glace encore aujourd'hui. Nous ne savions pas exactement ce qui se passait. Mais inconsciemment, j'avais quelques soupçons sur le triste sort qui était le leur. Pour preuve, cette anecdote. Dans notre paquetage, nous percevions un mauvais savon qui ne lavait pas. Entre nous, par un jeu de mots seulement compréhensible en allemand, nous disions qu'il était "fait avec de la graisse de juif" (Sur le savon figurait l'inscription "RJF" que les soldats avaient traduite par "Reines Juden Fett", c'est-à-dire : "Pure graisse de juif".) Touchés par une incroyable cécité, nous ne matérialisions même plus quelle réalité épouvantable cette plaisanterie de soldat recouvrait. Ce n'était dans notre esprit qu'une image. J'ai des frissons, aujourd'hui encore, en racontant cela. Le régime avait réussi, comme dans La Métamorphose de Kafka, à transformer des êtres humains en vermine que l'on balaie et que l'on brûle. Et nous figurions parmi les rouages de ce crime."
Pages 187 et 188
A. Kageneck : "La guerre contre les partisans fut atroce. Elle donna lieu à une opération dont le nom de code fut Freischütz, en mai 1943, dans les forêts autour de Briansk, à 200 kilomètres de Moscou. L'armée allemande était dans la nécessité absolue de es débarrasser de bandes qui menaçaient ses lignes de ravitaillement, faisaient sauter les trains de transport de troupes, semaient la terreur parmi les populations... Un corps d'armée entier fut chargé de ratisser un territoire grand comme deux ou trois départements français pour débusquer ces troupes irrégulières, difficiles à distinguer des populations civiles. Le bilan fut terrible. On rasa des villages"[...]
H. de Saint Marc : "Avez-vous, personnellement participé à cette opération ?"
A. Kageneck : "Non. A cette date, j'avais déjà été blessé et j'étais à l'hôpital. La seule opération de cette nature dont j'ai eu connaissance, c'est celle qui a suivi la prise de Tarnopol par notre 9e division blindée en juillet 1941. Tarnopol était l'une des grandes villes de la fameuse "ceinture juive", qui allait de la mer Noire à la Baltique., le long de la frontière polonaise.Le soir même de notre victoire, un de mes soldats, dépêché en ville pour récupérer un blindé endommagé, fut témoin d'un effroyable spectacle relevant du crime de guerre. Des hommes en tenue SS assassinèrent sauvagement tous les juifs de la ville, aidés par la population : pour économiser leurs munitions, les soldats frappaient avec des bêches et des pioches. Le massacre dura deux jours, et le nombre des victimes s'éleva à près d'un millier de juifs."
H. de Saint Marc : "Quand vous avez eu connaissance de ce qui s'était passé, quelle a été votre réaction et celle de vos camarades ? "
A. Kageneck : "Comme les témoins étaient plusieurs, le récit a fait le tour du bataillon et entraîné des réactions violentes de la part des hommes : c'est la première fois que je les vis enfreindre les règles de discipline pour dire à leurs officiers ce qu'ils avaient sur le coeur : ce "nettoyage" était inadmissible. Ils ne voulaient pas être complices de tels procédés. Il fallut ramener le calme dans la troupe. Plus tard, pour achever d'apaiser les esprits, on affirma que les responsables du massacre avaient dû répondre de leurs actes devant une juridiction de leur corps."
Pages 190 à 192
A. Kageneck :"Dachau fut le premier camp dont j'ai entendu parler. Quand j'étais adolescent, on disait souvent, mi-rigolard mi-sérieux, à quelqu'un qui tenait des paroles un peu libres sur le régime : "Sois prudent, ne dit pas ça sinon tu finiras à Dachau !" comme on aurait dit :"Le grand méchant loup va venir !". Pratiquer l'ironie était une manière d'évacuer le problème, de ne pas aborder en face l'horrible réalité qu'elle cachait."
H. de Saint Marc : "Après la guerre, la découverte des camps de concentration a occulté un fait marquant des années 30. L'Europe était alors couverte de camps : détention, réfugiés, transit. Dans la France de la IIIe République, les réfugiés en provenance d'Allemagne et d'Espagne étaient rassemblées dans des camps dits de "recueil" dans le sud (Argelès, Saint-Cyprien, Gurs...) " [...]
A. Kageneck : "Avant la guerre, les Allemands furent les premières victimes des camps. On savait parfaitement que si l'on ne s'alignait pas sur les opinions officielles, on risquait l'arrestation. Mais cette crainte était souvent recouverte par un sentiment pervers : pour nous, ces lieux de mort étaient le revers de la médaille, quelque chose comme l'effroyable prix à payer pour ce que le régime donnait à l'Allemagne : l'unité retrouvée, la puissance économique, la force militaire..."
Voilà excusez pour la longueur mais je pense que ces témoignages disent toute l'ambiguité des savoirs et des soupçons à l'époque.