Mais à l'automne 1941, il fallait ramener l'ordre en Bohême, pour doper la production industrielle et agricole. Il s'agissait moins de lutter contre une opposition qui n'avait nul moyen d'expulser l'occupant nazi
que de lancer cette région sur les rails de la guerre totale, en vue d'un conflit qui se révèlerait plus long que prévu.
Preuve qu'en septembre 1941 Hitler savait que la victoire pouvait lui échapper, sauf à modifier sa stratégie - une question très importante dans le débat actuel des historiens du génocide juif, dont certains rattachent la décision de l'extermination à l'anticipation d'une défaite militaire par le
Führer face à l'Armée rouge (voir notamment Philippe Burrin,
Hitler et les Juifs. Genèse d'un génocide, Seuil, 1989, ainsi que les travaux d'Edouard Husson et de Christopher Browning, entre autres).
Toujours est-il que l'envoi de Heydrich à Prague témoigne bel et bien d'
une percée carriériste. Toutefois, Himmler avait réussi à réduire la marge de manoeuvre de ce dernier dans le cadre de la politique des camps,
mettant en avant l'administration économique S.S. dirigée par Oswald Pohl. Une nouvelle administration sera ainsi mise sur pied le 1er février 1942, le
Wirtschafts- und Verwaltungshauptamt (W.V.H.A.), consacrant l'avancée de Pohl.
Ce dernier possédait en effet la haute main sur
l'administration des camps, qui échappait ainsi à Heydrich. Sous le commandement du
SS-Brigadeführer Richard Glücks, l'Inspection des Camps gérait l'organisation de l'empire concentrationnaire.
La création du
W.V.H.A. et le rattachement de l'Inspection des Camps à ce dernier, au printemps 1942, s'expliquait également
par des considérations pseudo-économiques. Himmler, le 26 janvier 1942, avait averti Glücks,
qu'il ne fallait plus attendre de prisonniers de guerre soviétiques dans un futur proche. Aussi compenserait-on ce manque par l'utilisation de déportés juifs.
"Dans les quatre prochaines semaines, écrivait Himmler,
préparez-vous à recevoir 100.000 juifs et plus de 50.000 juives dans les camps de concentration. Dans les prochaines semaines, les camps de concentration auront à faire face à des tâches économiques importantes." (Peter Padfield,
Himmler, op. cit., p. 362 ; Richard Breitman,
The architect of genocide, Brandeis University Press, 1992, p. 234)
La conférence de Wannsee avait prévu l'extermination des Juifs d'Europe, mais il était requis que
"formés en colonnes de travail, les juifs valides, hommes d'un côté, femmes de l'autre, seront amenés dans ces territoires pour construire des routes ; il va sans dire qu'une grande partie d'entre eux s'éliminera tout naturellement par son état de déficience physique" (procès-verbal de la conférence, 20 janvier 1942).
Le travail forcé devait, prioritairement, tuer les Juifs "valides" - les autres étant immédiatement gazés. Mais cette mise à mort était rationalisée, elle s'intégrait dans une logique de rendement économique.
Même mort, un Juif conservait son utilité, puisque Glücks avait prévu d'utiliser les cheveux des déportés
pour confectionner des chaussons destinés aux équipages des U-Boote (instruction du 6 août 1942).
Comme l'indiquait Pohl le 30 avril 1942, dans une recommandation adressée à Himmler et Glücks prévoyant notamment qu'il n'y aurait aucune limite à la durée du travail des déportés, le temps était venu de transformer la finalité des camps.
De politique, elle devait devenir économique :
La guerre a amené un changement marqué dans la structure des camps de concentration, et a considérablement changé leur rôle en ce qui concerne l'emploi des prisonniers. L'internement des prisonniers pour les seules raisons de sécurité, d'éducation ou de prévention, n'est plus la condition essentielle ; l'accent est à porter désormais sur le côté économique. Ce qui est maintenant au premier plan, et le devient de plus en plus, c'est la mobilisation de tous les prisonniers capables de travailler, d'une part pour la guerre actuelle, d'autre part pour les tâches de la paix future. (cité in Olga Wormser-Migot, Le système concentrationnaire nazi, P.U.F., 1968, p. 327)
Heydrich perdait ainsi du terrain,
et un terrain riche en potentialités économiques, puisque le pillage des déportés et la récupération des éléments "utiles" de chaque cadavre (cheveux, dents en or) lui échappait. Utile manière pour Himmler, avec l'appui (provisoire ?) de Hitler, de le cantonner dans un rôle de premier flic national-socialiste d'Europe.
Mais la réalité, assumée par les
S.S. sera autre que celle espérée par Pohl.
En vérité, le travail forcé des Juifs sera d'une utilité militaire plus que réduite : il s'agissait surtout, pour les nazis, de tourmenter et de tuer, de manière plus lente que par le gaz certes, mais tout ausi radicale (voir l'un des seuls apports fiables du livre de Daniel J. Goldhagen,
Les Bourreaux volontaire de Hitler. Les Allemands ordinaires et l'Holocauste, Seuil, 1996, p. 285-325).