POURQUOI IL FAUT JUGER LES CRIMINELS NAZIS
Posté: 27 Fév 2007, 02:44
Mon activité professionnelle m'a amenée à m'entretenir pendant des années avec des déportés et avec leurs descendants. En 1984, j'ai fait la rencontre d'Anatole LILENSTEIN, torturé et déporté à Dachau en 1943 par Klaus BARBIE. Outre son témoignage sur le traitement réservé à ses victimes par le bourreau de Lyon, Nat m'a fait de nombreuses confidences sur les pensées qui avaient été les siennes lors de sa libération. Ayant eu l'immense chance et le privilège de recueillir ses souvenirs au fil des ans, il me revient d'apporter ici quelques réflexions issues de ces entretiens et d'aborder la question des poursuites judiciaires contre les criminels de guerre du point de vue des victimes.
On ne peut évoquer la traque des anciens criminels nazis et les poursuites judiciaires intentées à leur encontre sans que resurgissent régulièrement les mêmes arguments :
- Quelle est l'utilité de les juger plus de 60 après les faits, d'autant que les témoins et les victimes ont disparu la plupart du temps ?
- A quoi sert de mettre en prison des personnes âgées qui n'ont plus beaucoup de temps à vivre ?
Au-delà du bien fondé (ou non) de tels arguments et de l'aspect purement juridique, rappelons que les crimes contre l'humanité ont un caractère imprescriptible. Si le législateur en a décidé ainsi, c'est notamment pour que ces procès puissent avoir fonction d'exemplarité, non seulement au moment des faits, mais aussi pour la postérité.
Néanmoins, outre un légitime besoin de justice, au moins trois aspects justifient, plus de 60 ans après les faits, d'amener les criminels contre l'humanité devant les tribunaux :
1. le soulagement moral des victimes
2. la prise en compte des crimes par la société
3. l'héritage historique
1. LA SOLITUDE DES VICTIMES :
Si l'on étudie abondamment les bourreaux, leurs motivations ainsi que leurs crimes, leurs victimes sont souvent considérées dans leur immense masse anonyme comme des martyrs sacrifiés par le régime nazi. Elles suscitent compassion, contrition et devoir de mémoire mais, ne pouvant malheureusement pas être ramenées à la vie, elles deviennent des témoins muets à jamais.
Les trop rares survivants et les descendants de déportés se retrouvent seuls dépositaires d'une mémoire familiale accablante. Les premiers doivent, pour raconter ce qui s'est passé, replonger au cœur de l'horreur. Certains d'entre eux se sont d'ailleurs tus pendant plus de 30 ans. Les seconds tâchent de construire leur identité sur des histoires lacunaires, recueillant des bribes d'histoire familiale sans espoir de combler les vides laissés par les disparus. Pour tous, un lourd fardeau : vivre à nouveau et construire sans pour autant oublier le passé.
Il faut se rappeler que dans les années qui suivirent immédiatement la guerre, ceux qui avaient survécu et rentraient des camps pour tenter de se réinsérer dans la vie "normale" durent faire face à beaucoup de problèmes d'ordre psychologique :
Pratiquement tous ceux que j'ai interrogés m'ont dit avoir d'abord éprouvé un énorme sentiment de culpabilité : Pourquoi avaient-ils survécu alors que toute leur famille, leurs enfants, leurs amis, avaient disparu dans les camps ? Aux souvenirs terribles de l'horreur absolue et aux cauchemars incessants s'ajoutait le poids de la culpabilité.
Ensuite, comme le dit très bien Madame Simone VEIL, "ils ont rasé les murs". Misérables fantômes oubliés par ceux qui savaient ou se doutaient, ils devenaient d'encombrantes preuves vivantes du silence coupable d'un monde qui avait laissé se perpétrer une telle barbarie.
En France, où la population avait souffert l'occupation pendant plus de 4 ans et qui allait connaitre encore le rationnement pendant plusieurs années, ils étaient un rappel incessant de cette guerre que tout le monde aurait voulu oublier. Et ce rappel n'était pas forcément le bienvenu. Comment se plaindre des privations devant un homme pesant le poids d'un enfant ?
Les survivants, en plus de se sentir coupables d'être encore en vie, se sont sentis gênants dans le monde des vivants. Car ils reviennent de l'au-delà : ils ont vécu l'indicible, une part d'eux-mêmes est morte dans les camps et la lumière s'est éteinte de leur regard. Certains y ont même perdu leur foi. Et ils sont revenus de cet enfer. Ce qui constitue en soi un témoignage troublant.
A quoi il faut ajouter ce qui peut sembler paradoxal mais qui, à l'aune des théories négationnistes, résonne d'un sens nouveau : Ils pensaient qu'on ne les croirait pas lorsqu'ils raconteraient l'horreur des camps, les détails macabres d'une extermination systématique pratiquée à une cadence industrielle.
Toujours dans le souci de rester discrets, de ne pas "sortir du lot", certains sont même allés jusqu'à changer de nom. Ils essayaient de ne pas attirer l'attention, de se fondre dans le décor. Ils se souvenaient encore d'avoir porté l'étoile jaune, d'avoir été raflés par des gendarmes ou des policiers français (du régime de Vichy, certes, mais de cette France qu'ils croyaient leur pays), d'avoir été dénoncés, trahis.
Pour ces différentes raisons, beaucoup d'entre eux ont gardé le silence sur ce qu'ils avaient vécu. D'autres, souvent longtemps après lorsque les cicatrices de la guerre s'étaient estompées, ont écrit des livres, témoigné dans des films, participé à des conférences.
Pour les descendants des victimes, il s'agit non seulement d'établir une identité dont les racines ont disparu comme pour la plupart des orphelins, mais encore et surtout, de parvenir à faire un deuil nécessaire à la construction sereine d'une vie. Et dans le lent travail de deuil, il est un lieu qui sert d'ancrage à la mémoire de ceux qui ont disparu, un endroit où se recueillir et se souvenir, c'est-à-dire une sépulture.
Or, pour les descendants de ceux qui ont péri dans les chambres à gaz, point de tombe : leurs parents sont partis dans la fumée des fours crématoires ou dans des fosses communes. Ce lieu symbolique où repose le défunt est devenu virtuel et cette virtualité rend impossible les rites funéraires qui entérinent l'adieu d'une génération à la précédente.
De fait, non seulement la preuve concrète de la mort n'existe pas, mais il reste un espoir, certes fou et ténu, de voir réapparaître un jour le disparu. Dans ces conditions, beaucoup ont attendu plus de trente ans, s'accrochant au moindre indice. Allant parfois jusqu'à nier une trop dure réalité (1). Il n'est pas difficile de comprendre que bâtir sa vie sur une telle hypothèse peut rapidement tourner à l'obsession et au déséquilibre.
Sans arriver à de telles extrémités, il reste ardu d'accepter la disparition des êtres chers (ceux qui, par exemple, ont perdu un parent en mer connaissent bien ce phénomène, non seulement l'être cher leur a été enlevé, mais le corps ne leur a pas été rendu).
Pour les uns comme pour les autres, il ne reste donc, pour cristalliser la mémoire, que de maigres souvenirs dans le meilleur des cas et des lieux de mémoire, comme les monuments et, bien entendu, les camps.
S'il est parfois douloureux de visiter un cimetière, il faut imaginer ce que peut représenter la visite d'un camp d'extermination pour quelqu'un qui y a perdu tout ou partie de sa famille. Certains ne sont jamais parvenus à s'y rendre. Et ceux qui n'y parviennent pas se sentent parfois coupables, à leur tour, de n'être pas assez forts.
Sans parler de ceux qui en ont réchappé et qui, cela se comprend aisément, ne peuvent y revenir sans plonger dans le plus profond désarroi.
De plus, ces lieux étant déserts et conservés en l'état, ils vont se désagrégeant, ajoutant à la désolation le spectacle affligeant d'une disparition à plus ou moins longue échéance.
Bref, les camps ne constituent qu'un ersatz de sépulture où il est difficile d'emmener les jeunes générations pour leur montrer où sont leurs racines.
Les familles ont donc été privées des soins et des cérémonies religieuses à prodiguer à la dépouille du défunt, du choix du lieu de sépulture qui correspond souvent au lieu de naissance et au berceau familial.
Sur cette spécificité propre aux enfants de déportés, il faut lire le témoignage, lors du procès Klaus Barbie, de l'un de ces descendants, Michel Godot-Goldberg, membre de l'Association des Fils et Filles de Déportés Juifs de France et témoin de la partie civile lors du procès (2).
« Ces morts, puisqu'ils sont devenus morts, sont devenus morts de façon abstraite ; il n'y avait ni date, ni témoins, ni cadavres, ni cérémonie funéraire, ni tombe sur laquelle se recueillir. J'ai trois enfants aujourd'hui. Pendant des années, quand ma fille me disait : "mais papa, pourquoi on ne va pas sur la tombe de ton papa ?", je n'osais rien dire parce que je n'osais pas déverser sur elle les faits qui avaient été déversés sur moi, et pour cause, à un âge où ça m'avait incontestablement affecté de façon majeure. Mais, au fond, nous avons été privés de deuil et, quand on ne prend pas le deuil, on ne le quitte jamais ou très difficilement (...) ».
A toutes ces souffrances, il faut encore ajouter ces hasards qui mirent en présence criminels et victimes. Croiser le regard de leur ancien tortionnaire en sachant qu'il ne sera pas inquiété ou découvrir que les bourreaux coulent des jours tranquilles dans un paradis sud-américain ne peut que conduire les déportés à ressentir un cruel sentiment d'injustice, comme une dernière offense faite à leurs camarades sacrifiés.
On ne peut évoquer la traque des anciens criminels nazis et les poursuites judiciaires intentées à leur encontre sans que resurgissent régulièrement les mêmes arguments :
- Quelle est l'utilité de les juger plus de 60 après les faits, d'autant que les témoins et les victimes ont disparu la plupart du temps ?
- A quoi sert de mettre en prison des personnes âgées qui n'ont plus beaucoup de temps à vivre ?
Au-delà du bien fondé (ou non) de tels arguments et de l'aspect purement juridique, rappelons que les crimes contre l'humanité ont un caractère imprescriptible. Si le législateur en a décidé ainsi, c'est notamment pour que ces procès puissent avoir fonction d'exemplarité, non seulement au moment des faits, mais aussi pour la postérité.
Néanmoins, outre un légitime besoin de justice, au moins trois aspects justifient, plus de 60 ans après les faits, d'amener les criminels contre l'humanité devant les tribunaux :
1. le soulagement moral des victimes
2. la prise en compte des crimes par la société
3. l'héritage historique
1. LA SOLITUDE DES VICTIMES :
Si l'on étudie abondamment les bourreaux, leurs motivations ainsi que leurs crimes, leurs victimes sont souvent considérées dans leur immense masse anonyme comme des martyrs sacrifiés par le régime nazi. Elles suscitent compassion, contrition et devoir de mémoire mais, ne pouvant malheureusement pas être ramenées à la vie, elles deviennent des témoins muets à jamais.
Les trop rares survivants et les descendants de déportés se retrouvent seuls dépositaires d'une mémoire familiale accablante. Les premiers doivent, pour raconter ce qui s'est passé, replonger au cœur de l'horreur. Certains d'entre eux se sont d'ailleurs tus pendant plus de 30 ans. Les seconds tâchent de construire leur identité sur des histoires lacunaires, recueillant des bribes d'histoire familiale sans espoir de combler les vides laissés par les disparus. Pour tous, un lourd fardeau : vivre à nouveau et construire sans pour autant oublier le passé.
Il faut se rappeler que dans les années qui suivirent immédiatement la guerre, ceux qui avaient survécu et rentraient des camps pour tenter de se réinsérer dans la vie "normale" durent faire face à beaucoup de problèmes d'ordre psychologique :
Pratiquement tous ceux que j'ai interrogés m'ont dit avoir d'abord éprouvé un énorme sentiment de culpabilité : Pourquoi avaient-ils survécu alors que toute leur famille, leurs enfants, leurs amis, avaient disparu dans les camps ? Aux souvenirs terribles de l'horreur absolue et aux cauchemars incessants s'ajoutait le poids de la culpabilité.
Ensuite, comme le dit très bien Madame Simone VEIL, "ils ont rasé les murs". Misérables fantômes oubliés par ceux qui savaient ou se doutaient, ils devenaient d'encombrantes preuves vivantes du silence coupable d'un monde qui avait laissé se perpétrer une telle barbarie.
En France, où la population avait souffert l'occupation pendant plus de 4 ans et qui allait connaitre encore le rationnement pendant plusieurs années, ils étaient un rappel incessant de cette guerre que tout le monde aurait voulu oublier. Et ce rappel n'était pas forcément le bienvenu. Comment se plaindre des privations devant un homme pesant le poids d'un enfant ?
Les survivants, en plus de se sentir coupables d'être encore en vie, se sont sentis gênants dans le monde des vivants. Car ils reviennent de l'au-delà : ils ont vécu l'indicible, une part d'eux-mêmes est morte dans les camps et la lumière s'est éteinte de leur regard. Certains y ont même perdu leur foi. Et ils sont revenus de cet enfer. Ce qui constitue en soi un témoignage troublant.
A quoi il faut ajouter ce qui peut sembler paradoxal mais qui, à l'aune des théories négationnistes, résonne d'un sens nouveau : Ils pensaient qu'on ne les croirait pas lorsqu'ils raconteraient l'horreur des camps, les détails macabres d'une extermination systématique pratiquée à une cadence industrielle.
Toujours dans le souci de rester discrets, de ne pas "sortir du lot", certains sont même allés jusqu'à changer de nom. Ils essayaient de ne pas attirer l'attention, de se fondre dans le décor. Ils se souvenaient encore d'avoir porté l'étoile jaune, d'avoir été raflés par des gendarmes ou des policiers français (du régime de Vichy, certes, mais de cette France qu'ils croyaient leur pays), d'avoir été dénoncés, trahis.
Pour ces différentes raisons, beaucoup d'entre eux ont gardé le silence sur ce qu'ils avaient vécu. D'autres, souvent longtemps après lorsque les cicatrices de la guerre s'étaient estompées, ont écrit des livres, témoigné dans des films, participé à des conférences.
Pour les descendants des victimes, il s'agit non seulement d'établir une identité dont les racines ont disparu comme pour la plupart des orphelins, mais encore et surtout, de parvenir à faire un deuil nécessaire à la construction sereine d'une vie. Et dans le lent travail de deuil, il est un lieu qui sert d'ancrage à la mémoire de ceux qui ont disparu, un endroit où se recueillir et se souvenir, c'est-à-dire une sépulture.
Or, pour les descendants de ceux qui ont péri dans les chambres à gaz, point de tombe : leurs parents sont partis dans la fumée des fours crématoires ou dans des fosses communes. Ce lieu symbolique où repose le défunt est devenu virtuel et cette virtualité rend impossible les rites funéraires qui entérinent l'adieu d'une génération à la précédente.
De fait, non seulement la preuve concrète de la mort n'existe pas, mais il reste un espoir, certes fou et ténu, de voir réapparaître un jour le disparu. Dans ces conditions, beaucoup ont attendu plus de trente ans, s'accrochant au moindre indice. Allant parfois jusqu'à nier une trop dure réalité (1). Il n'est pas difficile de comprendre que bâtir sa vie sur une telle hypothèse peut rapidement tourner à l'obsession et au déséquilibre.
Sans arriver à de telles extrémités, il reste ardu d'accepter la disparition des êtres chers (ceux qui, par exemple, ont perdu un parent en mer connaissent bien ce phénomène, non seulement l'être cher leur a été enlevé, mais le corps ne leur a pas été rendu).
Pour les uns comme pour les autres, il ne reste donc, pour cristalliser la mémoire, que de maigres souvenirs dans le meilleur des cas et des lieux de mémoire, comme les monuments et, bien entendu, les camps.
S'il est parfois douloureux de visiter un cimetière, il faut imaginer ce que peut représenter la visite d'un camp d'extermination pour quelqu'un qui y a perdu tout ou partie de sa famille. Certains ne sont jamais parvenus à s'y rendre. Et ceux qui n'y parviennent pas se sentent parfois coupables, à leur tour, de n'être pas assez forts.
Sans parler de ceux qui en ont réchappé et qui, cela se comprend aisément, ne peuvent y revenir sans plonger dans le plus profond désarroi.
De plus, ces lieux étant déserts et conservés en l'état, ils vont se désagrégeant, ajoutant à la désolation le spectacle affligeant d'une disparition à plus ou moins longue échéance.
Bref, les camps ne constituent qu'un ersatz de sépulture où il est difficile d'emmener les jeunes générations pour leur montrer où sont leurs racines.
Les familles ont donc été privées des soins et des cérémonies religieuses à prodiguer à la dépouille du défunt, du choix du lieu de sépulture qui correspond souvent au lieu de naissance et au berceau familial.
Sur cette spécificité propre aux enfants de déportés, il faut lire le témoignage, lors du procès Klaus Barbie, de l'un de ces descendants, Michel Godot-Goldberg, membre de l'Association des Fils et Filles de Déportés Juifs de France et témoin de la partie civile lors du procès (2).
« Ces morts, puisqu'ils sont devenus morts, sont devenus morts de façon abstraite ; il n'y avait ni date, ni témoins, ni cadavres, ni cérémonie funéraire, ni tombe sur laquelle se recueillir. J'ai trois enfants aujourd'hui. Pendant des années, quand ma fille me disait : "mais papa, pourquoi on ne va pas sur la tombe de ton papa ?", je n'osais rien dire parce que je n'osais pas déverser sur elle les faits qui avaient été déversés sur moi, et pour cause, à un âge où ça m'avait incontestablement affecté de façon majeure. Mais, au fond, nous avons été privés de deuil et, quand on ne prend pas le deuil, on ne le quitte jamais ou très difficilement (...) ».
A toutes ces souffrances, il faut encore ajouter ces hasards qui mirent en présence criminels et victimes. Croiser le regard de leur ancien tortionnaire en sachant qu'il ne sera pas inquiété ou découvrir que les bourreaux coulent des jours tranquilles dans un paradis sud-américain ne peut que conduire les déportés à ressentir un cruel sentiment d'injustice, comme une dernière offense faite à leurs camarades sacrifiés.