Lilli Jahn “A tout de suite les enfants" de Martin Doerry
Ce témoignage, évoqué par l'auteur Martin Doerry, mérite plus que quelques lignes sur le Forum dans la rubrique “Que venez-vous de terminer de lire”. Aussi ai-je voulu présenter en un plus large résumé, la destinée très particulière et tragique d'une femme qui a fait preuve d'une immense abnégation, à en mourir.
Lilli Schlüchterer est née le 5 mars 1900 à Köln dans une famille juive aisée. Jeune fille cultivée, musicienne. En automne 1919, elle entreprend des études de médecine à Würzburg, à Halles puis à Fribourg et Köln. Obtint en 1924 son Examen d'Etat et Doctorat. En tant que rare femme, à cette époque, à exercer comme médecin, elle débute comme remplaçante dans différents cabinets et dans un asile pour personnes âgées et dépendantes de 1924 à 1926.
Au cours de ses études, elle fera connaissance d'un étudiant qui deviendra comme elle médecin, Ernst Jahn, de religion chrétienne, dont elle est très éprise. Ils s'uniront le 12 août 1926, contre l'avis des parents de Lilli qui tenteront en vain d'empêcher leur mariage. Ernst est un homme d'humeur mélancolique, pessimiste et peu enthousiaste. Avant leur mariage, Lilli lui adressera quantité de lettres prouvant son amour et sa détermination à vouloir l'épouser sachant pourtant qu'il vivait déjà avec une de ses camarades qui le quittera.
Lilli et Ernst auront cinq enfants, quatre filles et un garçon. Gerhard 1927 – Isle 1929 -Johanna 1930 – Eva 1933 – Dorothea 1940.
Hiver 1928-1929, le couple, avec leurs enfants, s'installe dans la maison qu'il a fait construire à Immenhausen où il ouvre pour chacun un cabinet de médecine, Ernst pour les hommes et Lilli pour les femmes. Lilli sera très appréciée de ses patientes d'Immenhausen.
En 1933 Lilli cesse d'exercer la médecine frappée par les lois anti juives promulguées par les nationaux socialistes et contrainte d'enlever sa plaque de médecin fixée sur le mur de son cabinet. Ernst continue néanmoins à exercer avec l'aide d'une assistante.
Une continuelle pression puissamment teintée d'antisémitisme est exercée par la Gestapo sur l'ensemble de la famille, quand bien même Lilli, selon la loi, est protégée par son mariage avec un non juif. Les enfants considérés comme métis en application des lois raciales du Reich, sont aussi victimes de discriminations en matière d'enseignement, d'activités sportives et récréatives. Ils ne pensent pourtant qu'à servir leur pays qui est l'Allemagne. Les jeunesses hitlériennes leur sont interdites ainsi que diverses associations d'Etat.
Une loi encourage le divorce des non juifs mariés avec des juives, promettant une plus grande facilité de vie pour les deux conjoints séparés. Il s'agira bien entendu d'une ruse est la promesse de protection ne sera pas tenue.
Sous cette nouvelle pression Lilli et Ernst Jahn divorcent le 8 octobre 1942. C'est Lilli qui en souffrira le plus. Une fois le divorce prononcé Lilli n'est plus protégée
Ernst poursuit son activité de médecin à Immenhausen, en compagnie de son assistante avec qui il se remarie et aura un enfant. C'est LiIli qui aide à l'accouchement de ce nouveau né. Tous vivent sous le même toit, ainsi cette façon de vivre en communauté ne plaît guère à la Gestapo informée par le Bourgmestre d'Immenhausen, qui se plaint de cet état de fait.
Lilli est alors contrainte de quitter Immenhausen, elle s'installe dans un appartement à Cassel avec ses enfants élevés par leur père dans la foi catholique. A Cassel de nombreux appartements sont disponibles, beaucoup d'habitants ont quitté la ville pour s'installer vers des lieux plus calmes suite à d'incessants bombardements.
Ernst est ensuite obligé de rejoindre l'armée comme médecin à l'intérieur de Reich, il est déclaré "kv Heimat". C'est sans doute une punition pour être demeuré dans la maison d'Immenhausen en compagnie à la fois de sa nouvelle et de son ancienne épouse.
L'étau se resserre encore plus sur Lilli. Le 30 août 1943 elle est arrêtée par la Gestapo et internée à la préfecture de police de Cassel, pour infraction à l'ordonnance du 17 août 1938. Il manquait sur sa carte d'identité un second prénom juif, obligatoirement ajouté pour la distinguer des ariens.
Le 3 septembre 1943 elle est transférée dans le camp d'éducation par le travail de Breitenau. Elle travaille avec d'autre femmes comme esclave dans une usine. Ainsi que ses autres compagnes, elle est insuffisamment alimentée, vêtements non adaptés aux saisons, robe de toile grossière et sabots de bois. Elle souffre mais ne se plaint jamais sur les lettres qu'elle envoie à ses enfants, pour ne pas les inquiéter. Les nombreuses correspondances qu'elle reçoit en retour, les colis de nourriture, l'aident à tenir. Le nombre de lettres qu'elle écrit est contingenté, elle les rédige souvent sur du papier d'emballage et en fait parvenir par une filière clandestine.
Le 17 mars 1944 Lilli est déportée à Auschwitz sans avoir revu ses enfants depuis la date de son internement à Breitenau. Je continuerai à être courageuse, écrira t-elle.
Le 17 ou 19 juin de la même année elle décède au camp d'Auschwitz-Birkenau.
Depuis le jour de son internement dans le camp de Breitenau et jusqu'à son départ pour Auschwitz ses enfants lui auront adressés 250 lettres. Celles-ci, rédigées par des enfants en manque de leur mère, expriment leur amour pour la chère maman, la maman adorée, leur souffrance de vivre sans elle et leur espoir de la voir revenir très bientôt.
Les enfants évoquent aussi dans leurs correspondances des moments de leur existence parfois heureux, quand ils fêtent des anniversaires mais aussi des moments d'angoisse causés par d'importants et continuels bombardements sur Cassel et sur la région. A travers les descriptions, elles fournissent d'intéressantes informations sur les conditions de vie de la population. Ainsi Gerhard 15 ans mis à l'indexe parce qu’il est métis est soudainement redevenu, en février 1943, une personne utile au Reich. Il est affecté comme auxiliaire dans Luftwaffe (Flak) à Obervellmar où il obtient une distinction, pour ensuite redevenir plus tard un métis, avec tout ce qui accompagne cet état.
Gerhard est décédé en octobre 1998. Il a été membre du SPD et ministre fédéral de la justice dans le cabinet de Willy Brandt.
Ce livre s'appuie sur 570 lettres. 250 d'entre elles concernent les années 1943 et 1944, les plus nombreuses, écrites par ses enfants, alors qu'elle était internée dans le camp d'éducation par le travail de Breitenau, près de Cassel. A cela s'ajoutent 45 lettres en provenance de sa belle sœur. Les lettres de Breitenau ont été sorties clandestinement du camp, vraisemblablement par une surveillante bienveillante. Trois cents autres, écrites par Lilli entre 1918 et 1944, notamment adressées à Ernst, ainsi qu'à la famille ou à des amis dispersés, furent pour la plupart récupérées et réunies pour permettre à l'auteur du livre de démontrer à quel point Lilly fut une femme exceptionnelle et généreuse.
ARG