Post Numéro: 1 de François Delpla 04 Jan 2013, 11:51
En cette nouvelle année, anniversaire rond de la prise du pouvoir, une réflexion me vient.
L'astuce principale à la base de cette prise de pouvoir, puis de tous les succès, ou échecs évités, hitlériens, est de présenter le nazisme comme divisé, le plus souvent en deux : des très vilains pas beaux du tout, et des un peu plus fréquentables.
Par exemple, les travaux de la jeune thésarde Marie Levant, qu'elle va nous résumer dans le prochain Histomag, sur l'attitude des catholiques à partir des archives vaticanes, montrent que la majorité des prélats, allemands ou romains, ont cru que vis-à-vis du catholicisme le parti nazi était coupé en deux, et qu'il convenait de soutenir son aile la moins bouffeuse de curés.
La mort du Führer et de son régime n'a pas mis fin au phénomène, qui est devenu au contraire un enjeu politique majeur : pendant la guerre froide, la défense de l'Occident passait par la récupération du plus grand nombre possible de notabilités allemandes, en les présentant, au moins un peu, comme des résistants, ou encore des victimes, à moins que ce ne fussent des techniciens apolitiques qui faisaient leur métier sans s'occuper du reste. Le cas des généraux est le plus connu mais il y en a bien d'autres.
La querelle du fonctionnalisme et de ce qu'on appelle faussement "l'intentionnalisme" me semble s'être déroulée, voire se dérouler encore, dans le cadre de cette vision erronée. Car le nazisme est un et ses divisions, certes très apparentes, ne sont, en un certain sens, qu'apparence.
Dans les années 50, on parlait plutôt de totalitarisme que d'intentionnalisme. On identifiait le fonctionnement du nazisme à celui de l'URSS. Une dictature centrale et très méchante était censée terroriser et mettre en mouvement tout le monde. Martin Broszat, pionnier du fonctionnalisme avec Hans Mommsen, part (vers 1960) du sain principe qu'il faut regarder cela de plus près. Son défaut est de perdre de vue toute centralité, du moins dans la définition de la politique. Hitler se transforme en un symbole d'une part et un arbitre de l'autre. Les décisions sont la résultante d'une nuée d'impulsions, émanant d'individus ou au plus de groupes. Le maître mot de cette tendance est "polycratie".
Il est de bon ton aujourd'hui de dire que "la querelle est dépassée", sous prétexte qu'une nouvelle génération de fonctionnalistes (Kershaw, Burrin, Browning...) a rétabli en partie le rôle dirigeant du Führer dans sa propre politique. Or c'est loin de suffire ! Ou, comme dit l'Evangile : ne mettons pas du vin nouveau dans de vieilles outres.
La question est plus que jamais posée de savoir si le nazisme est un ou plusieurs. Si ce régime comportait, malgré tout, sa part de braves gens ou de gens moins mauvais que d'autres. La réponse me semble incontestablement négative. Bien sûr, tous auraient pu faire d'autres carrières sous d'autres régimes et des carrières dites honorables ou si on veut être un peu cynique, honnêtement malhonnêtes. Mais ils ont fait carrière sous celui-là, et il était très salissant. Sous la conduite d'un illuminé (qui lui-même aurait pu rester un obscur tâcheron), ils ont tous abdiqué d'une façon ou d'une autre leur conscience (intellectuelle ou morale, dans ce cas c'est tout un).
Cette nouvelle approche se déploie dans une hostilité souvent vive. Par exemple, celle qui a accueilli le livre pionnier d'Eric Kerjean sur Canaris non seulement ne doit rien au hasard, mais plonge dans la guerre froide de profondes racines : il faut absolument que l'amiral ait résisté, et dès le début de 1938, pour qu'un certain monde continue de tourner. Et peu importe comment un régime dont le patron des services secrets militaires intrigue avec l'ennemi pourrait vaincre en trois semaines un puissant voisin, ennemi héréditaire de surcroît : la contradiction n'est simplement pas vue.
Lancée en 1947-50 par Abshagen et Colvin, la légende d'un Canaris éternel agent anglais, parfaite pour récupérer un maximum de nazis à des fins de guerre froide, avait tout pour traverser la tête haute la période fonctionnaliste, qui découpait le nazisme en tranches.