Témoignage de Juan MONINO, mon grand-père espagnol, officier de l' Armée républicaine, "sancho" parce qu'il avait pris la nationalité argentine plus jeune, ce qui lui a sauvé la vie cette fois-là!
Il se revit le 30 mars 1939 sur le port d'Alicante. Il attendait aussi la mort, coincé entre les Italiens de Mussolini qui s'approchaient et la Méditerranée désespérément vide de bateaux salvateurs, avec 50 000 soldats de la République espagnole alignés en rang à un mètre les uns des autres.
De temps à autre, une détonation claquait dans l'air marin, un officier se suicidait avec son pistolet d'ordonnance et tombait sur place, au milieu des autres vaincus impassibles.
Un vaincu qui n'a pas démérité ne se tue pas lui-même , il laisse le sale boulot au vainqueur.
L'aventure du joueur est finie, Juan a misé sa vie dans la guerre, la partie est perdue, qu'ils prennent la mise. Il devra attendre 3 jours le tournage de ce scénario.
Les italiens arrivent et les 49950 soldats restants seront répartis dans les différentes prisons de la région valencienne. Affecté à celle d' Orihuela, Juan, anti-militariste mais capitaine de cavalerie l'ex-Armée du Levant, aligné de nouveau dans la cour avec ses compagnons, écoute l' interminable discours de rédemption du commandant espagnol de la prison, qui se conclut par :
« les officiers et les commissaires politiques, un pas en avant ! »
Pas trop tôt !
Le capitaine, avec d'autres, sans se le faire dire 2 fois, s'avance.
Ceux-là sont regroupés, enfermés dans une cave, ils seront fusillés à l'aube, c'est le tarif d'Honneur. Après tout, c'est Don Quichotte qui a perdu cette guerre.
Mais voilà :
Dans la nuit, alors que les condamnés se donnent du cœur en consolant les vacillants et en chantant El ejercito des Ebro , le commandant de la prison est remplacé.
A l'aube, ceux de la cave sont ramenés dans les cellules et entassés avec les autres prisonniers. Me cago en Dios ! ("Je chie sur Dieu! ») Avec cette bureaucratie franquiste de M***e, on peut même plus être fusillé comme il se doit et finir en bon héros.
Adieu Quichotte, bonjour Sancho !
Lorsque le nouveau commandant recommence le rituel de la cour, quelques jours après, Juan ne refait pas le pas en avant.
Entre-temps, le goût de la vie et la curiosité lui sont revenus, en attrapant des mouches à l'araignée de la cellule pour observer comment elle va les gober, saloperie d'instinct de vie.
Les mois suivants, il subira avec une crainte permanente, toujours debout dans la cour, les inspections quotidiennes des phalangistes de toutes les régions d'Espagne, qui viennent pour reconnaître en les dévisageant des gens connus comme militants républicains de leur village ou de leur quartier, ce qui, quand cela se produit, signifie sans plus de formalités la cave et le mur de l'aube suivante.
Mais la Mort ne veut plus de Juan, et par miracle aucun fasciste n'identifiera le communiste en vue qu'il avait été, à Cordoue sous la dictature de Primo de Rivera, à Barcelone dans les premières années de la république.
Comme on ne lui trouve rien en matière de « crimes de sang », il ne sera condamné qu' à 12 ans de prison, et il ne lui restera plus qu'à être Sancho P. pendant 2 ans, le temps de s 'évader, de passer en France pour tomber dans les Pyrénées sur une patrouille nazie, de séjourner 2 mois à apprendre l'allemand dans la forteresse de Bayonne, le temps que la Kommandantur locale vérifie l'exactitude de ses déclarations concernant la nationalité argentine qu'il avait acquise en 1925, et le relâchent, libre dans la France occupée.
C'est bien la seule époque de sa vie où ses multiples tentatives de jouer les Sancho auront été couronnées de succès.