Post Numéro: 34 de François Delpla 09 Sep 2007, 14:06
Dans la liste des occasions perdues d'arrêter Hitler, le 7 mars 1936 occupe une place de choix.
Les traités de 1919-20 étaient considérés comme le résultat bancal d’un profond trouble planétaire. Ils avaient subi des révisions, du fait notamment des changements survenus aux Etats-Unis et en Turquie, ils pouvaient en subir d’autres. Locarno (1925), en revanche, un traité où la démilitarisation du territoire allemand aux abords du Rhin était confirmée, marquait le début de la reconstruction librement consentie d’un ordre européen. Surtout, ce qui faisait défaut pour assurer le respect du traité de Versailles, c’était l’accord sur une procédure en cas de transgression. En principe, la vocation première de la Société des Nations, créée elle-même par le traité de Versailles, était de mettre hors d’état de nuire les pays qui violaient le droit, mais elle fonctionnait mal, n’intégrant pas les Etats-Unis et prévoyant pour châtier les « agresseurs » des procédures plutôt lourdes.
A Locarno en revanche une sanction simple et automatique avait été prévue en cas de remilitarisation de la Rhénanie par l'Allemagne, l’action conjointe de trois puissances, la France, l'Italie et la Grande-Bretagne, dans un secteur qui n'était autre, implicitement, que la Rhénanie elle-même.
Les historiens divergent sur l’efficacité d’une riposte militaire à ce moment-là, certains doutant qu’elle pût provoquer la chute de la dictature nazie. Mais tous conviennent que l’absence d’une réaction sérieuse a encouragé ses agressions ultérieures.
Ce 7 mars donc, après d’habiles préparatifs diplomatiques mais sans qu’aucun pays l’ait assuré de son soutien, Hitler fait ostensiblement franchir un pont de Cologne par un régiment. Il est vrai qu’il assortit ce geste d’une proposition, détaillée dans un discours-fleuve : il veut bien rappeler ses troupes pourvu que, de leur côté, les Français démilitarisent leur frontière sur une profondeur égale.
Hitler est là tout entier. Jusqu’à la fin, même en pleine guerre d’agression, il protestera de son désir de paix et de sa soif de justice, avec des arguments solides, au moins en apparence. Il exalte la force, mais il la veut tranquille, humble servante du droit. Il s’agit certes d’un droit un peu spécial, privilégiant des groupes dits supérieurs et des individus dominateurs. Mais, s’il l’a dit clairement en 1925 dans Mein Kampf, lorsqu’il se rapproche du pouvoir puis lorsqu’il l’exerce il prend l’habitude, qui ne le quittera plus, de tempérer son discours et de dissimuler les aspérités les plus aiguës de son sans-gêne, ou de les noyer dans des trompe-l’œil. Il a parfaitement assimilé la morale des autres et les mœurs de la démocratie. Toutefois, lorsqu’il pratique le coup de force en tendant le rameau d’olivier de la négociation, il s’arrange pour qu’on ne puisse guère le prendre au mot.
L’Angleterre ne se montre pas plus martiale que la France. Des élections viennent de confirmer la solidité de son gouvernement conservateur. Mais le premier ministre Baldwin est engagé dans une politique d’entente avec l’ Allemagne, dite d’appeasement, et devant les coups de force hitlériens il a toujours manifesté plus de gêne que de pugnacité. Le jeune ministre des Affaires étrangères, Anthony Eden, ne fait nullement exception à cet égard.
Winston Churchill a fêté quatre mois plus tôt son soixante-et-unième anniversaire. C’est un député conservateur, apparemment marginal. Il est aussi journaliste et dans ce domaine son influence est mieux assise. C’est d’abord dans la presse qu’il réagit à l’événement rhénan. Son article de l’Evening Standard du 13 mars 1936, réédité en 1939 au début d’un volume où il rassemble ses prises de position en politique extérieure des dernières années, mérite d’être analysé en exergue du présent ouvrage. Il débute ainsi :
Il y a rarement eu une crise où l’Espoir et le Péril se soient présentés aussi clairement et aussi simultanément sur la scène du monde. Lorsque Herr Hitler répudia le traité de Locarno samedi dernier et fit entrer ses troupes en Rhénanie, il mit par là la Société des Nations en face de son épreuve suprême, comme aussi de sa plus splendide chance. Si la Société des Nations survit à cette épreuve, il n’y a aucune raison pour que l’horrible, morne et impitoyable courant qui nous entraîne vers la guerre en 1937 ou 1938, et l’entassement préparatoire dans chaque pays d’armements énormes, ne soient pas arrêtés d’une façon décisive.
Ce langage pourrait passer, et passe aujourd’hui souvent, pour ambigu, voire incohérent. Il semble signifier que tout peut encore s’arranger sans guerre, à condition d’enfermer Hitler une prison de mots. On dit aussi couramment que les complaisances anciennes et promises encore à un certain avenir, de Churchill envers Mussolini, et son indulgence devant le putsch du général Franco en Espagne, le 18 juillet suivant, procéderaient de sa répugnance à condamner les « dictatures », en exceptant l’URSS. Car précisément ce serait son vieil antisoviétisme qui l’empêcherait de prendre entièrement position contre Hitler, jusque vers 1938. Il ne serait donc pas si éloigné que cela de ses collègues du parti conservateur et de leur politique d’appeasement. C’est même une idée de plus en plus répandue, chez les auteurs qui révisent la « trop belle légende » d’un Churchill s’opposant à son parti, pendant de longues années, sur la question allemande.
Une lecture attentive de l’article dissipe pourtant ces apparences. Déjà, l’exorde qu’on vient de lire est éloquent : on est à une croisée de chemins comme il y en a peu dans l’histoire, on peut certes encore sauver la paix mais à condition de sortir immédiatement d’une torpeur bien ancrée, faute de quoi la guerre est certaine. Si tous les hommes politiques, par une mesure de désarmement général, convenaient de ne recourir qu’à des ambiguïtés de ce calibre, nous ne serions pas loin de cette « transparence » proclamée par Mikhaïl Gorbachev et encore bien peu effective, où que ce soit.
Churchill félicite certes la France de n’avoir pas réagi par les armes « comme l’aurait fait la génération précédente » et d’avoir porté le différend devant la SDN. Voilà qui sonne peu différemment du discours officiel anglais. Mais ce qui tranche du tout au tout avec lui, c’est l’exigence que ce recours à la SDN donne satisfaction à la France, dont l’auteur affirme qu’elle a tout à fait raison de craindre pour sa sécurité. Ce n’est pas Baldwin, ni Eden, qui alertent la planète sur l’immense danger d’un usage dilatoire de la Société et pronostiquent sa mort certaine au cas où elle ne ferait pas promptement repasser le Rhin aux aigles nazies. Ils parlent et agissent comme si la condition nécessaire et suffisante du sauvetage de la paix était au contraire la résignation de la France.
La suite montre que Churchill ne se fait pas la moindre illusion sur Hitler. Loin de se méprendre sur son humanité ou sa moralité, il compte uniquement sur la peur que créerait un rapport de forces :
(…) si les forces de la Société des Nations sont quatre ou cinq fois supérieures à celles dont l’agresseur peut actuellement disposer, les chances d’une solution pacifique et amicale sont fort grandes. C’est pour cela que chaque nation, grande ou petite, a son rôle à jouer, en accord avec le Pacte de la Société.
On voit que la SDN dont il s’agit n’est pas la coquille vide dont l’histoire a gardé le souvenir. Elle est censée, conformément à ses statuts, apprécier s’il y a agression et, dans le cas d’une réponse affirmative –qui pour l’auteur ne fait aucun doute- mettre en demeure les pays membres de fournir des armées punitives. L’évaluation de leur quantité potentielle est éloquente : « quatre ou cinq fois » la force allemande, cela implique l’enrôlement de toutes les grandes puissances alors membres de la SDN : Grande-Bretagne, France et URSS ; l’Italie, qui s’en est exclue quelques mois plus tôt pour faire main basse sur l’Ethiopie, est mise en demeure de revoir sa position ou, à tout le moins, de ne pas soutenir l’Allemagne.
L’éloge conditionnel de ce pays et de son Führer qui fait suite à ces menaces n’est donc qu’une pilule destinée à adoucir l’amertume d’une éventuelle reculade :
Mais il est une nation parmi toutes les autres, à qui échoit, si elle le veut, l’occasion de rendre au monde un noble service. Herr Hitler et la grande Allemagne inconsolée qu’il dirige ont la chance actuellement de pouvoir se placer au tout premier rang de la civilisation. Par une fière et volontaire soumission, non pas à une seule puissance ni à un groupe de puissances, mais au caractère sacré des traités et à l’autorité de la loi générale, par un retrait immédiat des troupes de Rhénanie, ils peuvent ouvrir à l’humanité entière une ère nouvelle et créer les conditions dans lesquelles le génie germanique atteindrait à la gloire la plus haute.
Le paragraphe suivant, et dernier, rappelle à la Grande-Bretagne son obligation, découlant du traité de Locarno, d’entrer en guerre aux côtés de la France si celle-ci le lui demande.
Aucun doute : celui qui écrit ce texte est pleinement conscient de l’agressivité allemande et prêt à mettre entre parenthèses toute autre considération, notamment à l’égard de l’URSS et du communisme, pour traiter en priorité cette question, avec la dernière énergie.