Daniel Laurent a écrit:Pourquoi les Juifs ?
L'antisemitisme Hitlerien etait-il "sincere" ou un simple outil ? Un simple moyen pour justifier la fin ?
C'est une autre question, le "Pourquoi eux" etant, a mon sens pas moins interessant que le "quand eux" car, a priori, le pourquoi pourrait aider a expliquer le quand.
Ah là là... Vaste question. J'avoue qu'il m'arrive d'hésiter, parfois. De manière générale, j'insère la décision du génocide dans une mentalité au sein de laquelle la création du
Reich de mille ans (à ne pas confondre avec le
Reich de Milan, concept défendu par certains hooligans italiens - je sais, la vanne est facile) passe par l'anéantissement du "poison juif" : en ce sens, Hitler croit
sincèrement que les Juifs sont dangereux pour l'Allemagne, que ce sont des bacilles.
Mais d'autres éléments m'indiquent formellement qu'il
savait, au fond de lui-même, qu'il n'en était rien, et qu'il tenait simplement à liquider des êtres humains plus faciles à haïr - donc à tuer - que d'autres. En somme, la "Solution finale" dans son acception ultime résulterait moins d'un programme politique cohérent, quoique délirant, mais d'une réelle intention criminelle matérialisée par une "vengeance" à l'état brut. Bref, Hitler veut exterminer les Juifs parce qu'il veut faire le mal, et en sachant pertinemment qu'il fait le mal.
Souviens-toi, l'homme est un artiste, architecte dans l'âme et grand amateur d'opéra. Or, la "Solution finale" tient à la fois de l'édifice et de l'opéra.
L'architecture : cet ensemble complexe d'unités mobiles de tuerie, de trains, de camps, de chambres à gaz et de crématoires géants, bref une
machinerie du meurtre de masse.
L'opéra : la montée en puissance, chaque année, de qui sera l'annihilation, des premiers discours aux premières lois, des premières exclusions à la déshumanisation totale, du ghetto aux charniers, des trains plombés aux crématoires. Avec la note d'
humour en plus : Hitler niant être au courant de l'extermination, quoique la revendiquant parfois, les orchestres qui accueillent les déportés juifs dans les camps d'extermination, le panneau
Arbeit macht frei... L'intitulé du fameux décret "Nuit et Brouillard" ne s'inspire-t-il pas d'un opéra de Wagner ?
Aussi dingue que cela puisse paraître, il y a une indéniable dimension artistique à l'extermination des Juifs. L'oeuvre a été soigneusement réfléchie, et par delà la boucherie, relève d'un certain raffinement de cruauté, de par la manière dont Hitler a obtenu des complices, et de par l'organisation méthodique de la chose. Ce qui tend à indiquer le caractère délibéré du projet, et la haute conscience, chez le
Führer, qu'il franchissait une frontière dans l'histoire de l'humanité, du moins dans la morale.
Alors, pourquoi les Juifs ? C'est là le produit - évitable - de millénaires d'hostilité antijuive alimentée par le christiannisme. La judéophobie chrétienne se différenciait radicalement de l'antijudaïsme païen qui l'a précédé en ce que, cette fois, les Juifs relevaient du domaine de l'inclassable et de l'équivoque : ils n'étaient ni totalement païens parce que monothéistes, ni totalement chrétiens parce que n'ayant pas rallié la parole du Christ - dont le dogme introduit par les Evangiles prétendra qu'Il a été sacrifié par ces "impies". Pas la peine de résumer deux mille ans de haine, Léon Poliakov comme tant d'autres l'ont fait.
Reste à voir comment cette haine s'est introduite dans le cerveau de Hitler. A ce sujet, les preuves manquent. La jeunesse du futur dictateur a été passée au peigne fin par de nombreux spécialistes, et certains nient qu'il ait été antisémite avant le déclenchement de la Première Guerre Mondiale. Il est vrai que les preuves de cet antisémitisme sont rares, et reposent sur des sources discutables, lesquelles sont parfois contredites. D'un autre côté, je ne vois pas pourquoi il conviendrait d'écarter ces quelques témoignages si facilement. Que le jeune Hitler ait eu des clients juifs pour ses toiles ne signifie nullement qu'il ne les méprisait pas. Au cours de ses années viennoises, il a eu accès à une intense propagande antisémite, extrêmement violente et meurtrière. Karl Lüger,
Oberbürgermeister de Vienne, était un grand orateur traitant les Juifs d'animaux à forme humaine, et Hitler l'admirait fortement.
A mon humble avis, Hitler est bel et bien devenu antisémite à Vienne, d'une part en raison de l'atmosphère raciste qui y régnait, d'autre part en raison de son échec professionnel : cet enfant gâté s'est vite fracassé au mur des réalités, et a sombré dans une certaine déchéance qui n'a pas été sans briser son égo. La haine est née du ressentiment, mais d'emblée, il lui fallait dissimuler cet état. Et la propagande désignait un bouc-émissaire à cet individu en proie à la souffrance morale. Cela étant, rien n'était joué. Il suffisait que sa vocation d'artiste aboutisse, et tel était le sens de son départ pour l'Allemagne en 1913. Mais là encore, l'échec sera au rendez-vous. Alors Hitler va se créer une nouvelle raison de vivre, en s'engageant dans l'armée allemande à l'occasion de la Première Guerre Mondiale.
Mais ce conflit va achever de le déshumaniser, et la défaite annihilera ses derniers espoirs. Aussi va-t-il s'engager dans la politique, avec la plus puissante motivation qui soit : une haine pure, une colossale volonté de vengeance.
En d'autres termes, Hitler est un produit de l'Histoire, mais il a su la récupérer à son profit personnel. Pourquoi les Juifs ? Parce que l'antisémitisme était, en ce début de XXe siècle, le principe, et parce que les Juifs, de tout temps, ont été des boucs-émissaires commodes pour les pires ratés de toute époque.