François Delpla a écrit:1) Le gouvernement britannique, fermement tenu en mais par Winston Churchill, s'oppose jusqu'au début de mai 1945 à la tenue d'un grand procès international des dirigeants nazis -contrairement aux Etats-Unis, à l'URSS et à la France.
2) Churchill finit par céder le 3 mai, de très mauvaise grâce, à telle enseigne qu'il écrit à Eden, après lui avoir annoncé le revirement du cabinet : "D'ailleurs beaucoup sont morts et certains peuvent mourir encore" !
M. Delpla insinue que Churchill a planifié la mort de Himmler, mais rien ne vient appuyer cette thèse, et tout vient l'infirmer, comme je l'ai démontré plus haut.
Il convient au préalable d'effectuer quelques rappels sur la genèse du procès de Nuremberg, histoire de comprendre le contexte malmené par M. Delpla. Ce qui me permettra d'examiner plus avant l'éventuel mobile des Britanniques pour prétendument tuer Himmler...
Tout d'abord, Staline cherche à imposer un procès pour glorifier le rôle joué par l'U.R.S.S. dans le second conflit mondial, imputer aux Allemands la responsabilité de la guerre, leur attribuer la paternité du massacre de Katyn, et légitimer le tout par un procès public, de même que les grands et petits procès soviétiques des années trente avaient pour but, d'une part d'expliquer les échecs économiques et sociaux du régime par l'existence d'un grand complot infiltré au parti communiste, d'autre part de renforcer la popularité de Staline auprès des masses.
Le gouvernement britannique, de son côté, semble très réticent au concept même d'un procès. D'une part en effet, Churchill redoute que les pressions soviétiques en ce sens n'aboutissent à une comparution publique de Rudolf Hess en temps de guerre, ce qui aboutirait à révéler quelques secrets gênants sur l'existence d'une ancienne faction pacifiste au sein des hautes sphères anglaises en 1940-1941 - sans oublier le fait qu'une audience publique pourrait accoucher du même résultat catastrophique que les fameux et fumeux "procès de Leipzig" de 1921, et contribuer paradoxalement à réhabiliter le national-socialisme. D'autre part, le Foreign Office et autres administrations londoniennes refusent de poursuivre les criminels de guerre. Tout au plus convient-on que les plus haut gradés d'entre eux devront être passés par les armes, mais cette solution est subordonnée à un accord passé avec les Américains et les Soviétiques.
Le 3 mai 1945, Churchill se rallie enfin à l'idée du procès, à la suite des pressions du Président Truman, et peut-être parce qu'il vient d'apprendre que les deux plus redoutables orateurs nazis (Hitler et Goebbels) sont décédés - motif qui ne me convainc qu'à moitié (pour ne pas dire moins), car rien ne prouvait à cette date que ces deux dangereux personnages étaient effectivement réduits à l'état de cadavres. Bref, le rôle joué par la Maison-Blanche a été déterminant, pour ne pas dire exclusif, dans ce revirement éclair du Premier britannique.
La session du Cabinet de Guerre britannique du 3 mai 1945 voit donc Churchill abandonner cette politique de la justice expéditive, laquelle n'impliquait certainement pas de supprimer en catimini les hauts gradés capturés sans en référer au moins aux Américains, puisque l'exécution desdits hauts gradés devait résulter d'un accord interallié (lequel aboutira en fait au procès de Nuremberg, grâce aux Américains et aux Soviétiques).
Ce revirement-surprise n'avait pas été prévu par Swinton, Ministre de l'Aviation civile, lequel avait tenu ce langage au cours de cette réunion : "La situation a changé : si nous ne pouvons agréer une procédure pour les leaders, faisons-le pour les subalternes. Les leaders vont être liquidés de toute façon."
La suggestion de Swinton s'intégrait dans le cadre de ce qui était jusqu'alors la politique britannique en matière de criminels de guerre : zéro poursuite, et mise à mort des leaders. Cette mise à mort ne pouvait intervenir que dans le cadre d'une procédure agréée par les Alliés, américains et soviétiques.
De son côté, le Premier Ministre répond par une question : "Pourrait-on négocier avec je ne sais pas, moi, Himmler, et le buter ensuite ?" A quoi réplique un des participants, d'après la retranscription : "Entièrement fondés à le faire. Et problèmes s’il ne l’est pas. Chef de la Gestapo."
Aussi curieux que cela paraisse de prime abord, le propos de Churchill disculpe totalement ce dernier. S'il existait une opération contre Himmler, le leader britannique n'aurait jamais tenu un tel langage, qui prouve au contraire que rien n'a été prévu. D'abord, on ne négocie pas avec un individu sur lequel plane l'ombre des tueurs britanniques. Quant à la question de le "buter ensuite", qui prouve que le sort de Himmler n'est absolument pas scellé (et trahit même un réel manque d'intérêt de Churchill sur le sujet, puisqu'il n'y reviendra plus par la suite), elle fait référence au contexte de la proposition de Swinton : la liquidation de Himmler, en qualité de chef nazi, relève de la conception toute britannique de la politique à suivre en matière de criminels de guerre, à savoir l'absence de poursuite des subordonnés et la mise à mort sans procès des pontes du régime. Il ne s'agit certainement pas d'une proposition de type mafieux cherchant à liquider un gêneur, mais de faire, d'une certaine manière, justice.
La réplique du participant ("Entièrement fondés à le faire. Et problèmes s’il ne l’est pas. Chef de la Gestapo.") s'inscrit également dans ce contexte. Puisqu'il n'est pas question de juger les leaders nationaux-socialistes, mais de les exécuter, il n'est pas davantage judicieux de laisser vivre Himmler, chef de la Gestapo donc criminel de guerre n° 1 : l'opinion publique ne comprendrait pas qu'un tel déchet de l'humanité ne soit pas exécuté ("Et problèmes s’il ne l’est pas").
Bref, la suppression de Himmler relève ici, non du projet d'assassinat crapuleux, mais de la politique à appliquer en matière de crimes de guerre. Les chefs nazis ne doivent pas survivre, parce que ce sont des criminels. Ils ne doivent pas être jugés, parce que les procès risquent de tourner au fiasco, comme à Leipzig en 1921.
Or, cette politique va ensuite être abandonnée par Churchill au cours de cette même session du Cabinet de Guerre. Il faut évidemment en déduire qu'il renonce à faire supprimer Himmler (et les autres), et que ce dernier devra figurer dans le box des accusés.
Une autre preuve que Churchill a rallié le concept d'un procès pour les grands dirigeants nazis nous est fournie par le télégramme adressé par lui à son Ministre des Affaires Etrangères, Anthony Eden, le 14 mai : "Il ne faudra pas oublier bien entendu que si Dönitz est un instrument docile pour nous, cela viendra en atténuation de ses crimes de guerre. Voulez-vous avoir en main un levier qui vous permette de manoeuvrer ce peuple vaincu ou simplement plonger vos mains nues dans une fourmilière en émoi ?" C'est avouer qu'il est prévu de juger le chef du Reich, ancien chef de la Kriegsmarine : ses charges seront atténuées, non exonérées. Des propos incompréhensibles s'il n'y a là mention d'un procès.
M. Delpla formule une autre interprétation de cette session, pour le moins fantaisiste : selon lui, les propos tenus prouveraient que Churchill veut faire supprimer Himmler parce que ce dernier peut encore susciter des troubles en Europe grâce à sa Gestapo (laquelle, pour rappel, et comme ne peut l'ignorer le Premier Ministre, n'existe pratiquement plus, ses cadres se fondant dans la masse ou s'efforçant de gagner des cieux plus cléments) ! Cette interprétation ne tient pas compte du contexte des déclarations formulées, outre de reposer sur des présupposés non démontrés - en l'occurrence, les prétendues inquiétudes britanniques quant au soi-disant pouvoir de nuisance des S.S. de Himmler en Europe. Prétendues, en effet, car lesdits Britanniques occupaient une partie de l'Allemagne depuis quelques mois, et avaient pu réaliser que l'ordre y régnait.
En résumé : il n'existait aucun plan de suppression physique de Himmler au 3 mai 1945, et il ne pouvait pas davantage en exister par la suite, puisque Churchill avait approuvé le jour même le concept d'un procès pour les leaders nationaux-socialistes.
Malgré ces élements, il semble que M. Delpla ait considéré que l'ordre de tuer Himmler serait intervenu le 3 mai ou les jours suivants (quand ? il est bien en peine de le préciser). Motif ? Prendre soin de distinguer le gouvernement Dönitz des S.S.... Un tel mobile est absurde, la simple arrestation de Himmler suffisant amplement à mettre ce dernier hors de combat.
Il est certes vrai que Churchill a envisagé d'utiliser Dönitz pour ramener l'ordre en Allemagne, au sens de réduire le chaos grâce à un embryon d'administration. Il n'a pas dissimulé ce désir dans le télégramme précité du 14 mai 1945. Mais il va très vite abandonner cette option, en fait embarrassante vis-à-vis des Américains et des Soviétiques, lesquels militent contre le maintien du gouvernement allemand, comme en témoigne la proclamation d'Eisenhower du 15 mai.
Deux jours plus tard, le 17 mai, le conseiller politique du S.H.A.E.F., Robert Murphy, et le représentant britannique de l'autorité de contrôle alliée de l'O.K.W. recommandent l'abolition du "so-called acting government" de Flensburg. Le 18, le S.H.A.E.F. demande l'accord des Soviétiques pour mettre Dönitz et ses ministres en état d'arrestation. Compte tenu de la sympathie que suscite ce gouvernement auprès de Moscou, il n'est pas bien difficile de prédire ce que sera la réponse russe, qui tombe le lendemain et s'avère évidemment être une approbation. Le 19 mai, instruction est donnée par le S.H.A.E.F. au 21e groupe d'armées britannique de procéder à l'arrestation. Ce sera chose faite le 23 mai au matin.
Dans ces conditions, et vu que la liquidation du gouvernement Dönitz a été décidée le 19 mai (et était dans l'air depuis le 15 mai), on se demande vraiment ce qui a pu pousser Churchill à vouloir supprimer Himmler.
Le fait gêne tant M. Delpla que ce dernier va jusqu'à imaginer un éventuel "contre-ordre" (qu'il ne date évidemment pas), mais peut-on imaginer qu'un tel contre-ordre n'aurait pas atteint un tueur britannique que Delpla nous présente pourtant comme en contact direct avec un proche collaborateur de Churchill, Robert Bruce-Lockhart ?
Résumons. Churchill abandonne le 3 mai 1945 sa politique de suppression des leaders nazis et se rallie à un procès, ce alors qu'il n'existe aucune opération visant à liquider Himmler. Les 18-19 mai, il laisse définitivement tomber Dönitz, et n'ignore pas que cet abandon devient de plus en plus inévitable depuis quelques jours. Dans ces conditions, une telle chronologie ne laisse aucune place à un projet d'assassinat du Reichsführer.
Bref, et comme maintes fois répété, les Britanniques n'avaient strictement aucun mobile à assassiner Himmler.