Audie Murphy a écrit:Reste à savoir ce que représentait pour les dirigeants soviétiques un procès régulier.
A dire vrai, la chose s'explique. Il est dans la pratique du régime stalinien de donner une apparence de légalité aux purges politiques par le biais des procès dans lesquels les accusés avouent publiquement leurs crimes.
Dans l'optique soviétique, les procès visaient plusieurs finalités, toujours "pédagogiques" (Annie Kriegel,
Les grands procès dans les systèmes communistes. La pédagogie infernale, Gallimard, 1972). Les tristement célèbres "grands procès de Moscou" devaient ainsi permettre aux masses d'
identifier l'ennemi de l'heure, outre d'expliquer les échecs politiques, économiques et sociaux du système par le biais d'une rhétorique dite du "complot" presque exclusivement fomenté par Trotski (Nicolas Werth,
Les procès de Moscou, Complexe, 1987 et 2006 ; Pierre Broué,
Les procès de Moscou, Julliard, 1964). Quant aux "petits procès" de ces mêmes années trente, bien plus nombreux, ils avaient pour fonction d'
illustrer la sollicitude de Staline envers "le petit peuple" par la mise au pilori de fonctionnaires locaux du Parti, mis en examen pour de menus larçins (Nicolas Werth, "Les "petits procès exemplaires" en U.R.S.S. durant la "Grande Terreur" 1937-1938",
La terreur et le désarroi. Staline et son système, Perrin, 2007, p. 300-329).
Dans ces circonstances, il n'y a rien de surprenant à ce que le Kremlin ait envisagé une "solution judiciaire" au sort des criminels de guerre nazis. Aux yeux de Staline et de ses séides, un procès ne peut que
réhabiliter l'Union soviétique tout en accablant les nazis, qui, non contents d'avoir perdu la guerre, se verront condamnés pour leurs crimes. La responsabilité du Second Désastre Mondial devra ainsi être attribuée aux nazis, Staline espérant faire oublier le pacte germano-soviétique... tout en cherchant à attribuer le massacre de Katyn aux Allemands. Dans l'ensemble, les ambitions du dictateur sont globalement satisfaites par le fait qu'effectivement le III.
Reich a multiplié les atrocités. A condition de contrôler les audiences, le procès se transformera en une belle page de propagande (en réalité, il n'en sera rien, et le procès de Nuremberg sera au contraire une belle réussite juridique).
C'est pourquoi ce sont les Soviétiques qui ont organisé
le premier procès de criminels nazis, à Kharkov, en décembre 1943. Trois officiers de la
Gestapo et de la
Wehrmacht avaient été capturés au cours de l'avance de l'Armée rouge, à savoir Hans Ritz, Wilhelm Langheld et Reinhard Retzlaff et seront amenés à comparaître, en compagnie d'un quatrième larron - un collaborateur d'origine russe - devant le Tribunal militaire du 4e Front d'Ukraine. Fait à signaler, l'un des chefs d'accusation (entre autres tortures et massacres de prisonniers de guerre) traitait de
l'utilisation de camions à gaz, mais le procès ne fera aucune allusion à la religion juive des victimes (
Nazi Crimes in Ukraine 1941-1944. Documents and Materials, publié par l'Institut de l'Etat et du Droit de l'Académie des Sciences de la République socialiste d'Ukraine, 1987, p. 279-283, extraits reproduits
ici).
Les pressions soviétiques sur la tenue d'un grand procès des criminels de guerre
révèlent également quelques arrière-pensées liées aux habituelles frictions de la "Grande Alliance". C'est ainsi que le
12 novembre 1942, l'ambassadeur soviétique à Londres, Ivan Maiski, transmet une note au
Foreign Office dans laquelle il suggère la création d'un tribunal international pour juger les
"grands criminels de guerre (Telford Taylor,
Procureur à Nuremberg, Seuil, 1995, p. 41). A cette date, une telle proposition vise moins à préparer un après-guerre encore très éloigné et à tout le moins en suspens (la 6.
Armee occupe encore Stalingrad) qu'à
tester l'alliance britannique. Le seul grand criminel nazi aux mains des Alliés, à cette date, n'est autre que
Rudolf Hess, sous bonne garde depuis sa tentative de paix de mai 1941, et un procès international de ce hiérarque qui en sait long sur l'existence d'un clan "pacifiste" au sein des cercles dirigeants de Grande-Bretagne serait de nature à gêner Churchill, soucieux de donner une image unie de l'Angleterre en guerre. Moscou, pour sa part, n'a pas digéré l'équipée du "dauphin" de Hitler, et suspecte Londres de le garder en vie pour l'utiliser comme gage dans d'éventuelles négociations de paix.
En ce sens, la proposition de l'ambassadeur Maiski trahit les angoisses de Staline vis-à-vis de la fiabilité de ses alliés.De son côté, le gouvernement britannique, s'il tolère l'idée d'un procès pour les seconds couteaux du régime nazi,
refuse catégoriquement d'étendre cette solution aux gros poissons (Hitler, Goebbels, Göring, Himmler...). A supposer que la manoeuvre soit sincère, on ne peut exclure une part de conjoncture dans le raisonnement de Churchill. Si ce dernier se ralliait au concept d'un procès en temps de guerre,
il lui serait difficile d'éviter de remettre Rudolf Hess sur le devant de la scène. Churchill se souvient également du catastrophique précédent constitué par les
procès de Leipzig de 1921 : une poignée d'obscurs et de sans-grades de l'armée allemande avaient été traduits en justice, sur demande alliée, par des tribunaux allemands, pour crimes commis pendant la Grande Guerre, et avaient été, pour les uns acquittés, pour les autres condamnés à des peines si légères qu'elles en étaient inexistantes. Ces procès avaient contribué à affaiblir la République de Weimar, coupable d'avoir cédé aux Occidentaux, mais incapable de contenir la vague nationaliste, outre de constituer
un fiasco judiciaire et historique remarquable (voir Jean-Jacques Becker, "Les procès de Leipzig",
in Annette Wievorka,
dir.,
Les procès de Nuremberg et de Tokyo, Complexe, 1996, p. 51-60).
Or il n'était pas davantage question de permettre aux dirigeants du
Reich d'échapper aux conséquences de leurs actes. Hitler et Goebbels, notamment, étaient dangereux, et pouvaient retourner l'accusation à leur avantage par leurs talents oratoires. Dès lors, aux yeux des Britanniques, la décision ne pouvait être que
politique : comme Napoléon avait jadis été expédié à Sainte-Hélène sans bénéficier d'une procédure judiciaire, les chefs nazis seraient passés par les armes sans autre forme de procès. A la même époque, le
Foreign Office se révélait des plus réticents à participer à une politique stable et cohérente relative au traitement des crimes de guerre par les "Nations Unies", invoquant des arguments juridiquement spécieux, tels que l'incompétence juridique des tribunaux britanniques pour examiner le cas de meurtres perpétrés par des étrangers - les Allemands - à l'étranger - en Europe - à l'encontre d'étrangers (voir Tom Bower,
Blind Eye to Murder. Britain, America and the Purging of Nazi Germany - A Pledge Betrayed, Warner Books, 1995).
Toutefois, cette position, qui résulte de considérations pour le moins conjoncturelles, n'était guère tenable à long terme. Une exécution sans procès aurait troublé bien des consciences, au moins à l'Ouest, et il est douteux que Churchill ait négligé ce détail. Ce grand amateur d'Histoire n'ignorait pas que c'est à Sainte-Hélène que Napoléon avait réussi à lentement
"se dépouiller de sa peau de tyran" et forgé sa légende. Par ailleurs, le 1er mai 1945, il avait appris que les deux orateurs les plus dangereux, Hitler et Goebbels, étaient morts.
Il reste qu'il lui faudra moins d'un mois, après le décès du Président Roosevelt et la venue au pouvoir d'Harry Truman, partisan bien plus motivé d'un procès, pour se rallier à l'opinion de ses alliés américain et soviétique le 3 mai suivant.Ce
revirement éclair amène à se poser des questions sur la véritable nature de la politique britannique relative aux
"war crimes", et prouve à tout le moins, d'une part que Churchill n'attachait pas une telle importance à la question tant que l'allié américain faisait montre d'un prudent désintérêt, et que ce même Churchill n'avait aucunement l'intention de faire supprimer Himmler en 1945, y compris et surtout
après la capitulation allemande. Il convient à ce propos de rappeler que
Londres ne revendiquait une exécution sommaire des grands leaders nationaux-socialistes que dans le cadre d'un accord interallié. Il n'était évidemment pas question de supprimer discrètement ceux qui tomberaient aux mains des Britanniques sans en référer aux Américains et aux Soviétiques.
Il n'en demeure pas moins que cette rhétorique de l'exécution sommaire pourrait n'avoir été rien d'autre qu'une... rhétorique témoignant des rapports de force au sein du pouvoir anglais. Là où Churchill cherchait à gagner du temps sur le dossier Hess tout en misant sur une disparition de Hitler, le
Foreign Office faisait pour sa part valoir ses hésitations quant à la gestion de l'Allemagne d'après-guerre. Comme la chose arrive parfois en politique, de motivations divergentes naîtra une politique.
Mais l'impréparation britannique en la matière ne sera pas sans conséquences sur la question des crimes de guerre dont héritera l'Angleterre dans sa propre zone d'occupation et s'agissant de ses propres prisonniers, qui - à l'exception notable des
S.S. du camp de Bergen-Belsen - auront à bénéficier d'une certaine clémence de la part des autorités de Sa Majesté. Et l'on songe notamment à Erich von Manstein, Heinz Lammerding, Walter Schellenberg...
La mauvaise volonté du gouvernement londonien aboutira en effet à une totale improvisation judiciaire. Au printemps 1945, les Britanniques n'avaient constitué
aucun mécanisme digne de ce nom chargé de la poursuite des criminels de guerre ! L'armée, la Justice et les Affaires étrangères alignaient objections sur objections, y compris lors de la libération de Belsen en avril de la même année. Comme l'écrira un historien (Anthony Kemp, "Poursuite des criminels de guerre dans la zone d'occupation britannique",
Les procès de Nuremberg et de Tokyo,
op. cit., p. 236) :
Rétrospectivement, il paraît incroyable qu'une nation civilisée, prétendant mener ce qui était indubitablement une guerre juste, ait pu se rendre coupable d'un tel laxisme dans la poursuite des coupables, responsables de millions de morts.
Résultat, en effet : des milliers de criminels échapperont aux poursuites, ce d'autant que la Guerre Froide naissante conduira Londres à davantage de retenue - si tant est que cela soit possible - dans sa politique d'"épuration".