Quitte à donner des frissons à certains, il faut bien effectuer une rapide mise au point.
1) La mort de Himmler : un suicide
Comme chacun sait, le
SS Reichsführer était en fuite depuis le 6 mai 1945, date à laquelle il avait été exclu du gouvernement du
GroßAdmiral Dönitz. Il errait dans les environs de Flensburg avec ses adjoints, dans l’espoir de rallier la Bavière. Il se rasa la moustache, se mit un bandeau noir sur l’oeil, et, sous la nouvelle identité du simple soldat Heinrich Kitzinger, tenta de traverser les lignes alliées. Il fut néanmoins arrêté le 21 mai 1945 (justement parce qu’il était le seul à bénéficier de papiers en règle au milieu de la foule des civils en fuite, ce qui avait paru suspect aux Britanniques) et, conduit dans un camp de regroupement, y révéla son identité, demandant à entrer en contact avec le général Montgomery.
Le capitaine Selvester a fait fouiller Himmler, ce qui a permis aux Britanniques de découvrir deux ampoules de poison. Fait important, l’une d’entre elles était vide. Mais en dépit de ses efforts, Selvester, qui n’a pas procédé à un examen bucchal de peur d’alerter son captif, ne découvrira pas la capsule manquante - voir son
témoignage.
Les tenants de la thèse du meurtre avancent un argument : Selvester, ayant fait ingurgiter un sandwich au chef SS, n'aurait rien remarqué d'anormal dans son attitude, notamment s'agissant de cette seconde pilule de cyanure manquante... et obsédante.
Mais ce n’est pas parce qu’Himmler a mangé un sandwich qu'il n'aurait pu conserver une capsule de cyanure dans sa bouche. Au contraire : en soixante ans, personne (à commencer par Selvester), n’a été choqué, ou surpris, par une telle prouesse. Il apparaît même que Selvester était persuadé que la pilule se trouvait dans la bouche - et par prudence, n’effectuera aucune fouille buccale.
Le 23 mai à 20 h, Himmler est expédié à Lüneburg par le colonel Murphy, dans une geôle dépendant du QG de la IIe armée britannique. Il est surveillé par le sergent-major Edwin Austin. Ce dernier lui demande de se déshabiller, en prévision de la visite d’un médecin. Himmler, après avoir manifesté son irritation, s’exécute. A cet instant revient le colonel Murphy, accompagné du capitaine Wells (médecin militaire), qui veut examiner la mâchoire. Peine perdue : Himmler en toute hâte sort une capsule de sa mâchoire. Wells veut l’en empêcher, enfonce deux doigts que Himmler, rentrant la tête, mord jusqu’à l’os. Le colonel Murphy et le sergent Austin se précipitent, trop tard. Wells constatera la mort douze minutes plus tard, après avoir tout tenté pour le sauver.
Ce compte-rendu résulte des versions apportées par ces témoins, dont une version (émise par Murphy) est
accessible en ligne. Il se révèle que le colonel britannique, soucieux de se défendre de passer pour ce qu'il est - à savoir l'homme qui a "perdu" le
Reichsführer (qui n'était jamais que le numéro 2 du régime nazi) - cherche à diluer ses responsabilités, prétendant notamment que le capitaine Selvester n'a procédé à aucune fouille du personnage.
Tels sont les faits. Mais il se trouve que ces faits ont été contestés. Viscéralement.
2) La "thèse" du meurtre
Un certain nombre d'individus, escrocs authentiques (le "substitutionniste" Dr. Hugh Thomas, le négationniste David Irving, etc.) ou historiens plutôt sérieux (Martin Allen et François Delpla) ont estimé, malgré la certitude entourant les derniers instants de Himmler, que ladie certitude n'était pas si établie. Tandis que Hugh Thomas écrivait que le cadavre de Himmler n'était pas... le cadavre de Himmler, les autres ont allégué que le
Reichsführer avait été assassiné, sur ordre de Churchill.
Il convient de rappeler, à cet égard, que la "thèse"du meurtre de Himmler (car je rappellerai qu'au regard du Code pénal en général et du bon sens en particulier le suicide assisté est un meurtre, François), ne repose sur rien d'autre qu'une poignée de documents, décrits comme suit (je cite François Delpla) :
Le premier est un mémorandum de Wheeler-Bennett à Bruce Lockhart, daté du 10 mai 45 et faisant suite à une conversation des deux hommes, le second directeur général du Political Warfare Executive, et le premier spécialiste de cet organisme pour l’Allemagne. Le texte dit qu’on ne peut se permettre de laisser en vie "Little H" et qu’il faut donc "eliminate him as soon as he falls into our hands". Raison invoquée : on ne peut pas le laisser paraître à un procès, ni être interrogé par les Américains. (NA, FO 800/868)
Le second document (ibid.) est un télégramme chiffré du 24 mai à 2h 30 du matin, adressé au même Lockhart par un "Thomas" non identifié, qui dit s’être aquitté de la mission (Himmler est mort le 23 vers 23h) et s’être assuré que sa présence sur les lieux ne serait pas signalée. Il emploie le "nous", ce qui fait supposer à Allen qu’il avait un accompagnateur.
Enfin il produit une lettre du 27 mai, adressée par Brendan Bracken (ministre de l’Information -sic !- et très proche de Churchill -comme l’est Lockhart-, le 27, à lord Selborne, ministre de la Guerre économique (en charge du SOE), qui dit "impératif de maintenir un silence complet sur la mort de Little H" et ajoute : "Je suis sûr que s’il venait à la connaissance du public que nous avons trempé dans le décès de cet homme, cela aurait des répercussions dévastatrices sur l’image de notre pays." (NA, HS 8/944)
Malheureusement pour les promoteurs de cette thèse, ces documents ont été
expertisés comme des faux, ainsi que je l'avais d'ailleurs
suspecté (message intitulé : "De Roswell à Himmler").
Cette expertise a été effectuée dans le cadre d'une très sérieuse enquête menée par le tout aussi sérieux
Daily Telegraph. Elle a été pratiquée par le
Dr. Audrey Giles, qui a dirigé la
Questioned Documents Section du Metropolitan Police Forensic Science Laboratory de Scotland Yard. Ni ses compétences, ni ses objectivités ne sauraient, en conséquence, être remises en doute.
L'historien qui avait publié ces documents, Martin Allen, dans son ouvrage intitulé
Himmler's Secret War, a lui-même reconnu avoir été victime d'une escroquerie :
"J'ai été piégé. Mais je ne sais même pas par qui. Je suis absolument dévasté."Dès lors, il n'y a plus de thèse. Car il n'existe - et j'insiste là-dessus - aucune preuve ou même un quelconque élément de nature à remettre en cause la réalité du suicide du
Reichsführer. Sinon des
allusions hypercritiques (voir également
ici), hypothèses bâties sur des hypothèses bâties sur du vide et des remarques
ad hominem.
La dernière version en date de François Delpla consiste en un "suicide à la romaine" : sur le chemin de Lüneburg, Himmler aurait été mis en présence du tueur prétendument mandaté par Churchill, "Thomas", qui lui aurait proposé la capsule de cyanure et convaincu d'opter pour le suicide.
Mais cette version ne résiste pas à l'analyse. Himmler est averti en voiture qu’il est pour ainsi dire condamné à mort ? Mais là où il suffirait à "Thomas" d’aider Himmler à mettre en pratique l’ordre de Churchill, les conspirateurs préfèrent recourir à une mise en scène passablement compliquée, où l’on compte sur la docilité anglophile du prisonnier, et où le décès surviendra devant des témoins qui ne sont pas dans la confidence, au risque de susciter davantage de soupçons. Est-ce crédible ?
Assurément non. Puisque "Thomas" a reçu un ordre d’exécution, autant y procéder de manière discrète et rapide, à la Rommel et non à la romaine, et encore moins à Lünebourg, où tout le monde va et vient comme dans un moulin, et où il n’est pas du tout certain que Himmler acceptera de remplir sa part du marché.
3) Où est le mobile ?Elément fondamental : la totale absence de mobile des Britanniques.François Delpla l'a très bien réalisé, et essaie - comme on le revoit dans ce fil - de bâtir un mobile de bric et de broc, aboutissant à ce qui ne reste qu'une spéculation embrouillée.
Selon lui, l'"assassinat" de Himmler s'ancre dans une opération de liquidation des criminels nazis amorcée pendant la guerre,
Foxley. Peu importe, après tout, que l'organisation "coupable" désignée dans les faux documents (le PWE, en charge de l'action politique) ne se soit jamais occupée d'assassinats, ce type de mission étant davantage dévolue au fameux SOE (d'ailleurs en charge de l'opération
Foxley, après avoir exécuté Heydrich en 1942) - voir le
débat.
Et peu importe que la fin du conflit soit survenue... quinze jours avant le prétendu meurtre. Churchill aurait, en effet, fait supprimer Himmler pour des motifs assez obscurs et incohérents, tenant (si j'ai bien compris) à maintenir l'ordre en Allemagne et à renforcer la légitimité gouvernement Dönitz : l'élimination du Reichsführer SS aurait été un signal adressé aux nazis, SS et autres terroristes du
Werwolf... Il se serait peut-être agi d'exhiber le ridicule cadavre du Reichsführer pour humilier profondément le très effondré Ordre noir.
Peu importe là encore que le gouvernement Dönitz soit dissous par les Alliés (dont les Britanniques) le 23 mai 1945, que le
Werwolf se révèle rapidement être un mythe, et que l'ordre règne relativement dans une Allemagne dévastée, et surtout que pas une pièce ne nous soit apportée pour confirmer les intentions de Churchill. François Delpla est bien obligé, à ce stade, de reconnaître qu'il y a un problème :
Cela dit, il coule infiniment d’eau sous les ponts de l’Ilmenau entre le 3 et le 24 mai 1945 : l’Allemagne n’est plus en guerre (mais l’Angleterre si, contre le Japon, et elle veut avoir LA PAIX en Europe ! et pas du trouble causé par une Head of Gestapo). Dönitz a rompu avec Himmler. Le Wehrwolf ne se manifeste guère etc. Autant de choses qui écartent le trouble. Resterait à savoir comment tout ça s’articule et nous mesurons que nous ne savons pas grand-chose.
Et peu importe ici que ladite période soit, en fait, plutôt bien connue - voir par exemple l'excellent ouvrage de Marlis Steinert,
Les derniers jours du IIIe Reich. Le gouvernement Dönitz, Casterman, 1971.
François Delpla se voit imposer, pour défendre son hypothèse du "meurtre", d'échafauder un mobile si peu solide qu'il lui faut difficilement rebondir de fait en fait pour reconnaître, plus ou moins implicitement, qu'il n'en existe pas.
Soyons sérieux. Les Britanniques n'avaient strictement aucun intérêt à éliminer Himmler. Maintenir l'ordre en Allemagne ? Ils y parvenaient déjà, et l'on voit mal ce qu'un tel meurtre aurait apporté, d'autant que l'idée était de faire croire au suicide. Appuyer Dönitz ? Mais lorsque Himmler se tue, ce gouvernement est renversé par les Alliés - de surcroît, emprisonner Himmler dans l'attente d'un procès suffisait amplement. Humilier les nazis ? Comme précédemment, Un procès suffisait amplement. Dissimuler, comme le pensait Martin Allen, la réalité des négociations entre les nazis et les Occidentaux ? Mais précisément, lesdits Occidentaux pouvaient au contraire se vanter d'avoir rejeté les offres de paix nazies - ce que François Delpla admet plus haut.
En d'autres termes et pour conclure, rien, strictement rien, ne vient à l'appui de la "thèse" du meurtre de Himmler. Il convient de le garder à l'esprit, pour éviter de tomber dans certains pièges.