Post Numéro: 3 de professeur fromage 28 Avr 2020, 22:43
La Russie accuse la Finlande de « génocide » durant la seconde guerre mondiale
Le Comité d’enquête russe a annoncé l’ouverture une enquête sur les agissements d’Helsinki dans la région de Carélie orientale, occupée entre 1941 et 1945. De telles accusations n’avaient jamais été formulées.
Par un simple communiqué du Comité d’enquête, la plus haute juridiction russe, Moscou vient d’ouvrir une nouvelle bataille mémorielle au sujet de la seconde guerre mondiale, visant cette fois la Finlande. Le texte diffusé par cet organe le 23 avril annonce l’ouverture d’une enquête pénale au sujet des crimes commis entre 1941 et 1944 par les troupes finlandaises occupant la Carélie, région septentrionale de la Russie alors soviétique. Chef d’accusation invoqué : « génocide ».
Le Comité d’enquête indique travailler à « l’établissement des faits », mais cette annonce publique, sur un sujet aussi sensible, vaut accusation. La justice russe présente ainsi comme avérés des faits qui n’ont jamais été établis par les historiens, et que l’Union soviétique elle-même n’avait jamais avancés. Selon Moscou, durant la période indiquée, « pas moins de 24 000 [Russes ethniques] ont été détenus dans des camps de concentration finlandais, provoquant la mort d’au moins 8 000 civils, dont 2 000 enfants ; plus de 7 000 prisonniers de guerre ont aussi été enterrés vivants, tués dans des chambres à gaz et fusillés ».
« Politique de ségrégation »
Les crimes commis par les troupes finlandaises sur le territoire de la Carélie orientale sont un épisode connu de la guerre entre Finlande et Union soviétique. Celle-ci a connu plusieurs phases : c’est d’abord la « guerre d’hiver », soit l’assaut des troupes soviétiques contre Helsinki en novembre 1939, qui se solde par l’annexion de la Carélie orientale et des abords du lac Ladoga, et l’exil de 400 000 Finlandais.
La Finlande verra ensuite dans l’offensive de l’Allemagne nazie sur l’Union soviétique l’opportunité de récupérer ses territoires perdus. A la faveur d’une alliance avec Berlin, qui a déjà conquis le Danemark et la Norvège, la Finlande attaque à l’est en septembre 1941. C’est la « guerre de continuation », qui va durer trois ans.
Pendant ce conflit, les troupes finlandaises capturent 64 000 soldats soviétiques. Au total, 19 000 sont morts en détention. L’historien Antti Kujala estime que 1 200 d’entre eux – et non 7 000 – ont été tués, la plupart fusillés. Les autres sont morts de faim ou de maladie.
Dès 1944, la Commission de contrôle alliée, présidée par l’idéologue du Parti communiste, Andreï Jdanov, avait enquêté sur les crimes de guerre, commis dans les camps de prisonniers, par des Finlandais. Une quinzaine a été condamnée à des peines de prison.
La Finlande a également mené ses propres investigations pour faire la lumière sur le sort des populations civiles de Carélie orientale. Selon les historiens, jusqu’à 24 000 civils russes ont été internés dans quatorze camps de concentration, baptisés camps de transit. « L’objectif était de créer une zone tampon à la frontière avec la Russie, explique Jussi Nuorteva, directeur des archives nationales finlandaises. Les populations slaves devaient être transférées à l’est pour être remplacées par des Finlandais. C’était une politique de ségrégation, mais pas de purification ethnique. Il n’a jamais été question d’exterminer ces populations civiles. »
Pourtant, 4 060 – et non 8 000, comme le laisse entendre le Comité d’enquête russe – sont morts, dont 1 345 enfants de moins de quinze ans, pour la plupart de faim. Sur la base de témoignages d’anciens prisonniers caréliens, 3 000 gardes et officiers œuvrant dans ces camps ont été identifiés. 1 003 ont été jugés et 910 condamnés, la moitié à des peines de prison, y compris à perpétuité pour certains.
« Accusations absurdes »
Quid des chambres à gaz ou des prisonniers enterrés vivants ? « Ce sont des accusations complètement absurdes, qui sortent de nulle part, et enlèvent toute sa crédibilité à l’enquête, estime Jussi Nuorteva. Pendant toutes ces années, nous n’avons jamais entendu parler de ce genre de choses, pas même des rumeurs. » Le ministère des affaires étrangères a aussi fait part de sa surprise, rappelant que la Finlande a reconnu « ses responsabilités ».
L’ouverture de cette enquête criminelle a peut-être un lien avec l’annonce par Helsinki, en début d’année, d’une enquête (celle-ci menée par des historiens, non pénale) sur les crimes commis à l’époque stalinienne contre des ressortissants finlandais. Elle semble en tout cas avoir été préparée en un temps record, avec la publication mi-avril de neuf pages de documents soviétiques « déclassifiés », compilation de témoignages sur des cas de tortures et la sous-nutrition des prisonniers. Dans la foulée, des anciens prisonniers caréliens s’étaient adressés à la justice évoquant, pour la première fois, « des signes de génocide ».
Cette initiative du Comité d’enquête a toutefois été à peine remarquée en Russie, où les médias s’en sont fait un écho très discret. Il faut dire que les batailles mémorielles sont devenues courantes ces derniers mois en Russie, en particulier concernant le rôle supposé de la Pologne dans le déclenchement de la seconde guerre mondiale mais aussi, plus récemment, la politique mémorielle tchèque.
La Finlande ne fait pas partie des cibles habituelles de cette politique mémorielle offensive. Les relations entre les deux Etats sont même relativement bonnes, illustrées par des visites officielles plus courantes que pour d’autres pays de l’Union européenne. Quant au contenu des accusations, il est surprenant.
« Je n’avais jamais entendu de telles accusations, jamais entendu parler chambres à gaz », confirme l’historien Sergueï Radtchenko, de l’université de Cardiff. Selon lui, « tant que la Russie ne regardera pas honnêtement son propre passé, notamment s’agissant des crimes du stalinisme, une telle démarche ne peut que ressembler à une farce, une aberration motivée par des considérations politiques. »
Nouveau front mémoriel
De fait, ce nouveau front mémoriel ouvert avec la Finlance fait écho aux débats historiographiques apparus ces dernières années en Russie même, précisément au sujet de la Carélie. Pour les historiens russes, cette région est d’abord celle de nombreux camps du goulag, un important lieu d’exécutions de masse, ou encore celui de la très meurtrière construction du canal de la mer Blanche. Or, à mesure que les crimes de l’époque soviétique sont relativisés en Russie, l’histoire de la Carélie fait elle aussi l’objet d’une révision, voire d’une réécriture.
En témoigne par exemple le célèbre site d’exécutions de Sandarmokh, où environ 9 000 personnes furent fusillées pendant la Grande Terreur de 1937-1938, dont plusieurs dizaines de Finnois. Depuis 2018, la Société russe d’histoire militaire, une structure inféodée au pouvoir politique, y a entrepris des fouilles, dont la méthodologie est jugée légère par les historiens, avec l’objectif de démontrer qu’une partie des corps trouvés à Sandarmokh sont en fait ceux de soldats soviétiques exécutés par les Finlandais entre 1941 et 1944.
Comme en écho à ces questionnements, le ministère des affaires étrangères finlandais faisait ainsi remarquer dans sa réaction du 21 avril qu’« en Finlande, l’Etat ne dirige pas l’écriture de l’histoire ou les interprétations contemporaines des événements historiques ».