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À qui appartient le résistant Jan Karski?

Nouveau messagePosté: 24 Mar 2010, 02:26
de carcajou
À qui appartient le résistant Jan Karski?

Texte de Marc Thibodeau

Paris- `` Un écrivain peut-il mettre en scène nommément un personnage historique et lui attribuer, pour alimenter une thèse controversée, des réflexions qu'il n'a jamais exprimées? La question se trouve au coeur d'une violente polémique suscitée par le roman à succès de l'auteur francais Yannick Haenel sur le résistant polonais Jan Karski, de son vrai nom Jan Kozielski, mort en 2000. Louvrage retrace les actions de cet officier catholique chargé par des leaders juifs au coeur de la Seconde Guerre mondiale, d'alerter les pays alliées sur la tragique situation de leur peuple. Après avoir visité clandestinement le ghetto de Varsovie et un camp de concentration pour donner plus de force à son témoignage, Karski, qui est agent de liaison entre la Résistance et le gouvernement en exil du pays, réussit à se rendre ensuite aux États-Unis et rencontre le président Roosevelt, en 1943. Le livre présente, dans sa première partie, une description du témoignage qu'a fait Karski au réalisateur Claude Lanzmann dans le film Shoah. Il reprend, dans la seconde partie, les grandes lignes d'un récit écrit par le résistant lui-meme en 1944. Seule la partie finale, dans laquelle Yannick Haenel recrée la scène de la rencontre avec Roosevelt ainsi que les interrogations et angoisses du messager, est réellement fictive et présentée comme telle.

``Culot idéologique``

La première salve contre l'ouvrage est venue de Lanzmann dans la revue Marianne à la fin de l'automne. En plus de plagier son film dans la première partie, le réalisateur accuse l'écrivain de présenter, sous le couvert de la fiction, un portrait trompeur du résistant pour accuser les pays alliés d'indifférence face à la question juive. ``Yannick Haenel, se lisse dans la peau et , croit-il, l'ame de Karski, changeant d'emblée celui-ci en un pleurnicheur et véhément procureur, qui met le monde entier en accusation pour n'avoir pas sauvé les juifs, personnage si absolument éloigné du Karski réel que l'indignation chez moi se combine maintenant à la honte d'etre resté si longtemps silencieux``, écrit-il. Le réalisateur s'insurge particulièrement contre la recréation, par l'écrivain, de la rencontre entre Karski et le président amériain, au cours de laquelle ce dernier semble totalement indifférent au sort des juifs, préférant lorgné les jambes d'une secrétaire plutot que de preter une oreille attentive au messager. ``On reste stupéfait devant un tel culot idéologique, une telle désinvolture, une telle faiblesse d'intelligence`, écrit Lanzmann.

À qui appartient Karski?

Yannick Haenel, dans un registre aussi cinglant, rétroque que le réalisateur défend une idée``complètement archaique`` de la fiction, qui a, selon lui, un role crucial à jouer dans la transmission de la mémoire de la Shoah. Il reproche à Lanzmann de se prendre pour le ``propriétaire`` de Jan Karski. ``La littérature est un espace libre ou la ``vérité`` n'existe pas, ou les incertitudes, les ambiguités, les métaphores tissent un univers dont le sens n'est jamais ``fermé``, insiste-il. Le réalisateur est revenu à la charge la semaine dernière avec un nouveau documentaire, Le rapport Karski, qui présente des extraits tournés avec le résistant que ne contient pas le film Shoah. Ils indiquent selon lui, que Roosevelt n'était pas indifférent au sort des juifs et que Karski lui-meme n'a mentionné leur situation qu'a la toute fin de son intervention parce que le ``problème-clé`` pour lui était la Pologne.``

Comme une sépulture profanée

Les questions soulevées par l'affrontement entre Haenel et Lanzmann passionnent les historiens, mais aussi les spécialistes de littérature. Sur le site de l'émission Arret sur images, la professeure de lettres Judith Bernard note que le résultat de ``l'expérience singulière`` menée par l'écrivain ne suscite pas la controverse uniquement parce qu'elle vise à véhiculer une thèse contestée. ``Cest aussi sans doute parce qu'en pretant ce discours à un homme bien réel, bien mort qui ne peut ni démentir ni confirmer, l'écrivain profane une sépulture`` et parait porter atteinte à la mort elle-meme souligne-t-elle. ``Peut-etre est-ce là la vocation de la littérature? C'est, en tout état de cause, une transgression à laquelle on n'assiste pas sans frémir``, conclut l'analyste``.

-Marc Thibodeau

Journal La Presse, Montréal mardi 23 mars 2010, p A21.