Tom a écrit:Certes, mais, si je me souviens bien, il me semble que Henri Frenay, dans ses mémoires, démontre que la Résistance manquait vraiment de moyens financiers et que Moulin ne lui en donnait ensuite qu'au compte-gouttes (surtout au mouvement Combat) afin de mieux en prendre le contrôle...
Frenay manifestait une opposition claire et nette à la stratégie de De Gaulle/Moulin de hiérarchisation de la Résistance. Il s'en tenait encore à cette vision périmée de la Résistance des Chefs. Il fallait le rappeler à l'ordre, ce d'autant que les fonds étaient limités.
Vrai, c'est bizarre. Si ma mémoire est bonne, René Hardy, après avoir été arrêté dans le train Lyon-Paris dans la nuit du 7 au 8 juin 1943, est resté incarcéré à Chalon-sur-Saône les journées des 8 et 9 juin ainsi que la matinée du 10 sans rien subir de plus qu'un simple interrogatoire d'identité. Si Lydie Bastien avait trahi, je pense que Barbie se serait occupé de lui immédiatement ou plus rapidement, ne serait-ce qu'en donnant des ordres à son sujet. Il n'en demeure pas moins très curieux que celui-ci s'est rendu lui-même, en personne, à Chalon dans l'après-midi du 10 juin pour prendre René Hardy en charge et le conduire dans ses locaux à Lyon.
Ce n'est pas curieux s'il sait - ou devine - à qui il a affaire, c'est à dire s'il a fait le rapprochement entre l'identité de René Hardy, connue dès son arrestation, et son nom de code, "Didot". Ce qui amène à se poser la question de savoir si Hardy a été arrêté parce que suspecté d'être "Didot". Plusieurs éléments, certes fragiles, tendent à le démontrer :
1) Le traître Multon, accompagné de l'agent Robert Moog, l'a reconnu dans le train Lyon-Paris, mais ne l'aurait rencontré qu'une seule fois, en mars 1943, alors que René Hardy officiait sous le nom de "Carbon", mais cette affirmation émane du seul et unique Hardy, et il y a lieu de l'accueillir avec réserve au regard des innombrables bobards du personnage. Qui plus est, au vu des fonctions exercées par chacun d'entre eux dans la Résistance, il est peu probable que Multon ait ignoré que René Hardy ait acquis le nom de code "Didot". Mais, arrêté fin avril, il ne pouvait qu'ignorer que René Hardy avait à nouveau changé de nom de code et se faisait appeler "Bardot". Le fait est que René Hardy a immédiatement reconnu Multon.
2) Multon et Moog se rendaient à Paris pour intercepter le rendez-vous entre le général Délestraint et "Didot". Ils le savaient grâce à un message déposé dans une boîte aux lettres "grillée" et formulée en clair, et le rapport Kaltenbrunner indique que la note précisait bel et bien le nom de code "Didot". Malgré le changement de nom de code de René Hardy, qui se faisait appeler désormais "Bardot", l'auteur du message pouvait ignorer ce détail, ce d'autant que le nom de code "Didot" a encore été utilisé par la suite - voir les dépositions de Caluire. Toujours est-il que devant les hésitations de Multon face à Hardy, Moog a fort bien pu penser que le passager lyonnais en route pour Paris était bel et bien "Didot". La coïncidence était par trop remarquable. J'en veux pour preuve que Multon connaissait évidemment les fonctions de René Hardy, et que les Allemands n'ignoraient rien du statut de "Didot" au sein de la Résistance. Autre hypothèse : Multon a peut-être suggéré à Moog que le suspect était "Carbon", à quoi Moog aurait demandé de qui il s'agissait. A la réponse de Multon, Moog aurait effectué le rapprochement.
3) Lorsque, sur Paris, Moog, assisté de Saumande, va arrêter le général Délestraint le 9 juin 1943 au matin, il le fait sans attendre l'arrivée présumée de "Didot". Mieux encore, ainsi que le confirmeront le rapport Kaltenbrunner et le témoignage du responsable de l'opération, Ludwig Krämer, c'est en utilisant le mot de passe "Didot" que les deux agents nazis appréhenderont le général. S'ils n'ont pas attendu "Didot", c'est peut-être qu'ils savaient "Didot" entre leurs mains.
4) Dans l'après-midi du 10 juin, à en croire le témoignage de Mme Délestraint formulé sept ans après les faits, Moog serait venu effectuer une perquisition chez elle et lui aurait annoncé que son époux avait été arrêté grâce à "Didot". Mensonge de Moog, bien sûr, décidé à accabler le moral des Résistants, arrêtés aussi bien qu'en fuite. Les défenseurs de René Hardy en ont déduit que le fait prouvait que Hardy n'avait pas été "retourné" par Barbie : sinon, pourquoi les Allemands crieraient-ils sur les toits le nom de "Didot" ? Ce serait le griller... L'argument ne manque pas de force, mais à supposer le témoignage parfaitement fiable, il ne prouve qu'une chose, à savoir que les violons n'étaient pas encore très accordés chez les nazis. Moog n'a aucune raison de savoir que René Hardy travaille pour le
S.D.. C'est en effet dans l'après-midi du 10 juin, donc au même moment que la perquisition, que Barbie va chercher Hardy en prison pour lui mettre le marché en main. Bref, Moog a surtout commis une gaffe, faute pour lui d'avoir été averti par Barbie.
5) Barbie a fort bien pu chercher à vérifier les aveux de René Hardy. A ce sujet, il obtient de sa part la "livraison", au
Kommando Werth le 12 juin 1943, de son collègue Heilbronn. La chose n'a peut-être pas si totalement déplu à Hardy, car il ne s'entendait pas avec lui. Donnée intéressante, le
S.D. essaie de faire avouer à Heilbronn qu'il n'est autre que "Didot". L'un des interrogateurs, devant les dénégations de Heilbronn, aura cette phrase assassine :
"Alors c'est l'autre..." Il est prouvé que le
S.D. savait au moins depuis le 10 juin que Hardy et "Didot" ne faisaient qu'un, car à cette date un Résistant arrêté a vu un télégramme
S.S. transmis de Lyon à Paris dans la nuit du 10 au 11 juin. Bref, l'interrogatoire de Heilbronn prouve simplement, soit que les policiers allemands en charge de ce dernier ignoraient l'arrestation de "Didot", soit cherchaient à étayer un rapport que Barbie s'apprêtait à transmettre à ses supérieurs.
Autrement dit, il est probable que les Allemands ont fait le rapprochement entre René Hardy et "Didot" dès son identification - certes malaisée - par le traître Multon. Ce ne pouvait être, au mieux, qu'un soupçon. Moog connaissait le dossier, mais n'avait point le temps de s'attarder, car il fallait coincer Délestraint. Quant au fait de savoir pourquoi Barbie a attendu deux jours pour aller chercher René Hardy à Châlon-sur-Saône, je n'ai pour l'instant aucune explication. Sans doute faut-il établir l'emploi du temps de Klaus Barbie, ce qui n'est pas une mince affaire. Le fait, en tous les cas, qu'il se déplace personnellement pour interroger Hardy prouve qu'il croyait avoir affaire à un gros poisson, et que cette prise était probablement "Didot".
Peut-être, mais un éventuel combat entre groupe franc et Allemands aurait peut-être permis à Jean Moulin et aux autres responsables de s'enfuir...
Vu la configuration de la place, je ne vois pas comment... Encore une fois, il n'était pas dans les habitudes de la Résistance de protéger ainsi les réunions.
C'est vrai. Pourtant, comme je l'ai déjà mentionné, je crois, sur un autre "fil", lors du second procès Hardy, le docteur Dugoujon a confirmé sa déposition du 21 septembre 1944 : Aubry lui aurait confié que "Barbie le suivait depuis des semaines" (avant la réunion de Caluire).
C'est une simple impression d'Henri Aubry, que rien ne vient prouver. Une impression n'est pas une preuve. Moulin aussi se sentait menacé, mais nul n'en déduit qu'il était effectivement filé. C'était le lot des Résistants de ressentir de telles angoisses.
Permettez-moi également de rappeler la remarque de Henri Noguères (dans le tome 3 de son Histoire de la Résistance en France) : On reste confondu devant tant de légèreté, d'imprudence, d'ignorance des règles de sécurité les plus élémentaires. [...] Trop de gens, enfin - fussent-ils des résistants indiscutables -, avaient eu connaissance de la réunion consacrée à la réorganisation du commandement de l'Armée secrète, de son importance, de sa date, et même du lieu où elle devait se tenir.
Mais Noguères écrit la chose dans son confort des années soixante... Cet ancien Résistant avait oublié que l'imprudence restait le principe. Les Résistants n'étaient pas des professionnels.
René Hardy savait-il que la réunion ne serait pas protégée par un groupe franc ?
Bien sûr. Il connaissait les modalités de la réunion, à l'exception du lieu exact.
Cela dit, il est vrai que Barbie était très occupé, mais la capture de Jean Moulin et des responsables de l'Armée secrète n'était-elle pas son objectif prioritaire ?
Mais Moulin est tombé. Et Barbie a reçu d'autres instructions : au second semestre, il se rend sur Paris (juillet 1943), obtient une permission et se rend en Allemagne (août 1943) et en Italie du Nord. A l'en croire, il aurait participé à d'autres opérations, intéressant notamment le démantèlement de certains réseaux de l'Orchestre rouge. Il reviendra à Lyon en décembre.