Bonsoir à tous.
En préparant 1 exposé scientifique, je suis tombé sur le paragraphe d'introduction historique du chapitre général sur la chimiothérapie, dans le "PRINCIPLES AND PRACTICE OF ONCOLOGY" (DeVita, Hellman & Rosenberg), qui est notre textbook de référence. Dans ce paragraphe, l'auteur écrit que la chimiothérapie anticancéreuse moderne trouve ses origines dans l’observation des conséquences médicales d’une explosion chimique à Bari, pendant la campagne d’Italie. Il ne donne pas d’autres détails sur cette explosion. Par contre, dans notre Forum, plusieurs messages disparates y font allusion, dans les rubriques « La Guerre en Afrique et en Italie » et « Les Armes, Vehicules et Matériels Terrestres » .
Que s’est-il réellement passé ?
Nous sommes en décembre 1943. Il y a plus d’1 an que les Anglo-Américains ont débarqué en Afrique du Nord française, qu’ils ont assez vite ralliée à leur cause, sauf la Tunisie, dont la reconquête a nécessité de durs combats. En juillet, c’est au tour de la Sicile, puis de l’Italie continentale avec Salerne, et enfin la prise tant attendue de Naples, le 1er octobre. Toutefois le port, très endommagé, ne permet que difficilement d’assurer l’approvisionnement colossal qu’exige la Vième Armée US (244000 hommes) pour, espère-t-on, et tout particulièrement le Gal Clarke dont c’est l’obsession, liberer Rome avant la Noël [on sait ce qu’il en est advenu: le 5 juin 1944 ! ndlr] et surtout devant les Britanniques de la VIIIième Armée
Ceux-ci sont de l’autre côté des Appenins, et remontent la côte Adriatique. Ils ont réussi à chasser les Allemands de Bari au prix de combats plus légers, et sans destructions importantes. Le port est resté en bon état, et rapidement il devient un nœud de communications stratégique: l’approvisionnement de la VIIIième Armée elle-même, le centre logistique avancé de la toute nouvelle XVth Air Force, et le point de transit des matériaux destinés à la construction des aérodromes de Foggia, d’où non seulement l’Italie du Nord (Rome !), mais l’Autriche, et surtout les Balkans (Ploesti et son pétrole) seront à portée.
Malgré les combats acharnés et les lourdes pertes, dans 1 terrain très accidenté, hautement favorable aux défenseurs adroitement manœuvrés par le Mal Kesselring, et face à des conditions climatiques, bientôt hivernales, plus que difficiles, les Anglo-Américains se sentent portés par leurs succès. Ils sousestiment le ressort et les capacités de leurs adversaires, et font confiance à leur supériorité numérique surtout matérielle, et en particulier ce qu’ils prennent pour la suprématie aérienne. De fait, en cette fin 1943, la Lufwaffe est quasi absente du ciel italien: les ¾ de la chasse allemande s’est repliée sur l’Allemagne, et depuis octobre seuls 8 raids de bombardement ont eu lieu. Le 2 décembre, le Britannique A. Coningham, Vice Maréchal de l’Air, déclare à la presse: « je le prendrais comme un affront personnel, et comme une insulte, si la Luftwaffe entreprenait quelqu’action d’envergure dans ce secteur ».
Alors même qu’il tient ces propos, le port de Bari abrite plus de 40 navires. L’un, le Liberty Ship S.S. JOHN HARVEY, est arrivé 4 jours auparavant, en compagnie de 8 autres cargos partis de Baltimore. Rien ne distingue celui-çi de ceux-là, si ce n’est son chargement, top secret: il s’agit de 1350 tonnes de bombes contenant un produit toxique officiellement appelé sulfure de dichloroéthyl, qui est en réalité le tristement célèbre gaz moutarde, ou Ypérite.
Après les horreurs de la 1ère guerre, 30 ans plus tôt, les gaz toxiques avaient été interdits, mais les Alliés voulaient être en mesure de riposter pour le cas où les Allemands transgresseraient cet interdit, un de plus. De fait, malgré les soupçons des Alliés, et des menaces Allemandes à peine voilées, l’emploi des gaz de combat fut sans doute le seul crime de guerre dont le régime Nazi ne se rendit pas coupable, mais cela, on ne pouvait pas le savoir à l’avance, et la menace et les risques étaient pris très au sérieux. C’est ainsi que le chargement du JOHN HARVEY était destiné aux dépots de munitions aériennes de Foggia.
Au soir de 2 juin, un grondement de moteurs dans le ciel de Bari n’emeut personne: le trafic aérien est constant, et chacun s’est accoutumé aux décollages et atterrissages incessants. Mais à 1930h, ce ne sont pas les Dakotas habituels que l’on entend, mais 2 appareils Allemands, qui larguent des languettes d’aluminium (« Window » - pas celui de Bill Gates…) pour brouiller les radars de surveillance. Ce n’est qu’une avant-garde: ils sont suivis de près et à basse altitude par 20 Ju-88, qui lâchent leur bombes sur le centre-ville d’abord, puis sur le port, et qui profitent de l’effet de surprise pour repartir vite fait, et indemnes. Les dégats sont considérables : immeubles détruits, victimes militaires et civiles, oléoducte crevé, incendie de carburant, et surtout, 17 navires coulés et 8 endommagés. Parmis eux, le JOHN HARVEY, amarré à côté du JOHN L. MOTLEY, chargé de 5000 tonnes de munitions et qui finit par exploser, aussitôt suivi de son voisin le HARVEY, qui se volatilise à son tour.
Les premières heures après ce raid catastrophique – qualifié du plus grave depuis Pearl Harbor – sont consacrées au dégagement et aux premiers soins des blessés: brulures, traumatismes multiples, asphyxie, hémorraghies etc… Les médecins militaires sont submergés, mais ce n’est pas la 1ère fois : les blessés de guerre, ils connaissent. Par contre, dés le lendemain, ce sont des victimes différentes qui commencent à affluer aux postes de secours: des hommes sans délabrement majeur, mais en état de choc profond, réfractaire au plasma et aux transfusions, puis des cas d’éruptions cutanées extensives, bulleuses, puis des asphyxiés sans cause évidente, et enfin des aveugles, incapable d’ouvrir les yeux sévèrement enflammés. Bien plus, les chirurgiens commencent eux-même à subir des effets étranges, et doivent opérer avec les yeux qui coulent continuellement.
Les quelques hauts gradés qui connaissaient la nature du chargement du HARVEY s’étaient réunis, dans la nuit, et avaient décidé d’étouffer cette information capitale. Mais peu à peu, les médecins se remémoraient les gaz de combat de 14-18 [rappellons-nous ces vieilles photos de gazés s’évacuant des tranchées, les yeux bandés, chaque homme les mains posées sur les épaules de celui qui le précède ndlr], et leur conviction se fait de plus en plus forte que c’est à une exposition au gaz moûtarde qu’ils font face – d’où l’atteinte de leur propre personne, par contact directe avec les blessés. Au total les victimes militaires recensées dépasseront le millier, dont 617 officiellement (mais secrètement) imputées au gaz moûtarde, avec 83 morts. Côté civil, des chiffres moins précis, d’autant que les médecins Italiens ont été tenus dans l’ignorance du gaz moûtarde, mais sans doute encore bien supérieurs.
Ces évènements ont d’emblée été censurés, et sont restés secret-défence jusqu’en 1959; ce n’est qu’en 1967 que l’ensemble de l’épisode a été divulgué au grand public.
Par contre, dés 1946, l’armée US commissionait une étude scientifique des conséquences de l’exposition au gaz moûtarde. Les 1ères constatations, autopsiques, révélaient une destruction massive des ganglions lymphatiques et de la moëlle osseuse des victimes, associée à des lésions nécrotiques de la peau et des muqueuses; ces observations devaient ensuite être confirmées chez l’animal, et puis chez des humains volontaires, les uns leucémiques, où la moëlle osseuse envahie de globules blancs se nettoyait en quelques jours, et les autres atteints de la maladie de Hodgkin, où les volumineuses masses ganglionnaires disparaissaient peu à peu. C’est ainsi que l’Ypérite a constitué le premier traitement efficace dans certaines leucémies jusque là rapidement mortelles, et dans la maladie de Hodgkin, pour laquelle on ne disposait auparavant que de la chirurgie et la radiothérapie, toujours insuffisantes.
Et aujourd’hui, que reste-t-il de tout cela ? L’un des miracles de la cancérologie moderne ! Un ensemble de dérivés directs de l’Ypérite (Méchloréthamine, Triéthylène-Mélamine, Cyclophosphamide, Chlorambucile, Ifosphamide, etc…) renforcés par la combinaison avec d’autres médicaments cytostatiques, obtiennent désormais une réponse de qualité, avec prolongation de la survie, dans la grande majorité des leucémies et des lymphomes malins, dont la maladie de Hodgkin, et le myélome multiple ou maladie de Kaller (celle du Pdt Pompidou); pour les formes aigües, c’est la guérison définitive qui est la règle y compris chez l’enfant, autrefois condamnés dés le diagnostic. En outre, ces dérivés de l’Ypérite, dont l’ensemble se regroupe sous le terme de « agents alkylants », se se montrés très actifs dans bien d’autres tumeurs malignes, obtenant une proportion importante de rémissions, complètes ou partielles, et quelques fois des guérisons véritables (cancers de l’ovaire, du testicule, parfois du poumon, et d’autres).
Sans aller plus loin dans une science ingrate, mais qui progresse chaque année, il faut méditer sur le paradoxe de ces bénéfices extraordinaires mais inattendus que nous a apportés, presque par hasard, un épisode tragique, dans une guerre atroce. L’un ne peut justifier l’autre, il n’est pas question de cela, mais le fait est que sans l’Ypérite de 1943, qui sait quand la chimiothérapie moderne serait née ?
Bien amicalement,
Alain
Réf: The Day of Battle - The War in Sicily and Italy, par Rick Atkinson, chez Henry Holt, NY, 2007.