Bonjour messieurs,
Voilà une question qui n’obtiendra hélas aucune réponse autre qu’une fourchette. Pourquoi ?
D’une part parce que la bataille de la poche de Chambois fait partie intégrante de la campagne de Normandie et ne peut être isolée. Si sa date de fin est simple (quand le dernier soldat allemand dans la poche s’est rendu), sa date de début est libre (commence-t-elle le jour où la poche est fermée le 19 août ou quand les Alliés cherchent à fermer la poche, une dizaine de jours plus tôt ?)
Si vous cherchez que les chiffres une fois la poche fermée, ces chiffres n’existent tout simplement pas. D’une part, et c’est là le cœur du problème, parce que les Allemands ne connaissent tout simplement pas le nombre d’encerclés. Ensuite parce qu’ils ne tiennent pas de comptabilité quotidienne des pertes durant ces jours de désastre. C’est seulement en septembre puis en novembre 1944, que l’Ob West et l’OKW établiront un inventaire des pertes à partir des manquants mais sur des périodes bien plus larges (la bataille de la poche est noyée dans l’ensemble des combats en août cf Niklas Zetterling,
Normandy 44). Même cet auteur suédois, spécialiste des inventaires et rat de bibliothèques des Bundesarchiv s’y est cassé les dents et a renoncé à établir une quelconque estimation. Il est également impossible de faire une déduction à partir des archives divisionnaires. D’une part parce qu’elles sont lacunaires comme l’a rappelé Loïc Charpentier). D’autres part parce leur exploitation est impossible. Explication ! Max Hastings (Max Hastings,
Overlord, Guild, 1984, p.313) a cru à partir de la lecture de deux rapports allemands (HGr B Ia Nr.6388/44 g.Kdos. 21.08.1944, T311, R4, F7004565 ; HGr B Ia Nr.6457/44, Tagesmeldung, 22.08.1944, T311, R3, F7002806) qu’au lendemain de la fermeture de la poche les divisions panzers n’avaient plus que quelques centaines d’hommes (300 à la 12. SS, 450 à la 2 et 9. SS entre autres). Volontairement ou non, il omet de préciser que ces rapports ne tiennent compte, ni des trains divisionnaires, ni des égarés, ni des Kampfgruppen temporairement détachés à d'autres unités. Jean-Luc Leleu a également mis à jour une politique d'économie des forces au sein de la Waffen SS (Jean-Luc Leleu,
La Waffen SS, Perrin, 2007, p.740). Confrontés en 1944 à une pénurie dramatique de remplacements, les divisionnaires usaient de subterfuges pour n'engager que partiellement leur unité. Sous couvert d'une pénurie (réelle) de véhicules, la Leibstandarte a conservé en Belgique près du quart de son personnel. Elle a tenu une double comptabilité pour masquer cette réserve. Elles ont aussi pris l'initiative de se désengager précocement des combats sous le regard complice des chefs de corps et d'armée, tous étant de la SS. Dès le 10 juillet, la 12. SS qui comptait encore 14 000 hommes, est réorganisée en Kampfgruppen de quelques centaines d'hommes extrêmement bien armés qui ont tenu le front tandis que le reste du personnel a rejoint ses anciens cantonnements de l'Eure "dans l'intérêt du rafraîchissement de la division et de la préservation des hommes et du matériel" dixit un rapport interne cité par J. L. Leleu. Des éléments de cinq bataillons de mêlée ont ainsi été évacués et un état-major régimentaire a été identifié au nord de la Seine le jour de la fermeture de la poche de Falaise. Les effectifs de la 12. SS dépassent les 12 000 hommes… et non 300 ! A la 17. SS "Gotz von Berlichingen", les rapports ont systématiquement écarté le personnel administratif et ont minoré les effectifs au point qu'en août, le Heeresgruppe B envisage sa dissolution sur la foi d'un rapport comptabilisant 876 fantassins alors que la division compte encore 11 000 hommes.
Il faut donc se tourner vers les archives alliées mais là encore, c’est vite l’enfer. D’une part parce que les unités ont renoncé à comptabiliser quotidiennement leurs prisonniers (il est donc impossible de savoir si un prisonnier a été capturés avant ou après la clôture de la poche).Ensuite les combats dans le secteur avaient par endroit commencé près d’une semaine plus tôt, le service des sépultures quand ils ont récupéré un cadavre n’ont pu savoir s’il avait été tué avant ou après la clôture de la poche. Résultat une partie de la comptabilité dite de la poche de Falaise faite par les Alliés recouvre en fait un ensemble plus vaste correspondant à la bataille POUR la poche de Falaise qui s‘est déroulée entre le 10 et le 19 août.
Pour montrer la difficulté pour établir un inventaire précis, je prendrai les pertes matérielles. Nous avons à notre disposition trois sources de renseignements alliées :
• Le rapport n°15 "Enemy casualties in vehicles and equipment during the retreat from Normandy to the Seine" dressé par N°2 Operational Research Section qui a comptabilisé les pertes allemandes par secteur géographique. Deux secteurs nous intéressent, le périmètre dit de "la Poche" et celui dit de "la pagaille" . Ensemble, ils couvrent tout le secteur évacué par les Allemands entre le 10 et le 21 août. Cela dépasse d’emblée le cadre temporel strict au combat DANS la poche.
Ce rapport est en apparence extrêmement documenté mais on sait depuis qu’il a été établi sous pression pour faire gonfler les chiffres (cf l’étude du Canadien Terry Copp, « Operation Research and 21 Army Group », dans la revue
Canadian Military History, 2012). Ainsi la rubrique « estimation des zones non explorées » est justifiée par l’argument que l’équipe de recherche n’aurait pu tout explorer et que donc des épaves auraient échappé à son étude. Cela permet de rajouter de 10 à 40% de pertes de manière totalement arbitraire. Mais au sein de l’équipe, personne n’est dupe, ils avaient bien fait leur boulot et les zones non-explorées n’existaient que dans l’imaginaire de leurs supérieurs.
• Nous disposons aussi d’une enquête réalisée par le 197th Infantry Brigade Battlefield Clearance Group malheureusement non datée qui concerne un périmètre sensiblement identique à la "pagaille" et conclut que les Allemands y ont perdu 358 véhicules chenillés (char, canon automoteur), 571 canons et 4715 véhicules à roues et semi-chenillés.
• Enfin il y a les rapports des 90th US ID et 2e DB. La 90th ID avance un total de 220 chars, 160 pièces d'artillerie automotrices, 130 SPW, 5 000 véhicules, 1800 chevaux et 2000 chariots, 700 pièces tractées, 130 canons de Flak (ces deux derniers chiffres étant tout de même très surprenants). Pour sa part, la 2e DB dénombre 117 blindés, 79 canons et 750 véhicules lors de ses combats entre Alençon et Argentan. Les chiffres sont parfois très éloignés des estimations anglaises mais ne couvrent pas le même secteur, les franco-américains ayant étudié la zone entre Alençon et Argentan, une région exclue par leur partenaire, ainsi que le couloir de la mort (ce qui omet une grande partie de la zone dite de "la poche").
Bref aucun rapport n’est exhaustif et nous n’avons aucun moyen de les combiner (car leurs périmètres se chevauchent). Travailler sur les morts se heurte aux mêmes difficultés.
Pour couronner le tout, la poche de Falaise est un sujet sensible depuis 1944. Dans les deux camps, on a longtemps eu intérêt à exagérer les chiffres et la réussite alliée. Côté Allemands, l'ampleur du drame, imputé exclusivement à l'incompétence hitlérienne, magnifiait un sacrifice héroïque. Côté Alliés, il y eu immédiatement intérêt à exagérer la victoire pour faire pièce aux critiques formulées par la presse durant les deux mois d’impasse en Normandie et pour répondre à l’éclatante victoire stalinienne de l’été en Biélorussie. Les chiffres avancés depuis reposent largement sur cette lecture partiale. Carlo D'Este, le grand historien militaire américain, conclut que les Allemands ont subi à Falaise "u
n terrible châtiment. Les Alliés lentement mais inexorablement bouclèrent le piège. Environ 10 000 soldats allemands périrent dans la poche de Falaise et le nombre de prisonniers se serait monté à 50 000 hommes. On pense que 80 000 Allemands furent pris au piège et, même s'il fut impossible par la suite de déterminer combien parvinrent à s'échapper, on pense qu'à peu près 20 000 y réussirent. La plupart des unités allemandes se désagrégèrent en soldats fuyant individuellement ou par petit groupes en direction de la Seine. Sur les 50 divisions qui étaient en action en juin, il n'en restait plus que 10 en état de combattre" (Carlo D’Este,
Histoire du Débarquement, Perrin, p.431). La formulation suggère que 75% des troupes allemandes encerclées ont été annihilées et que les survivants étaient inoffensifs. Plus grave, D'Este amène le lecteur à croire que 80% des divisions (40 sur 50) ont fondu dans la poche en amalgamant les pertes à Falaise avec les pertes depuis le 6 juin. Par contre D'Este se garde de comparer ces pertes avec les effectifs présents alors en Normandie mi-août, une donnée pourtant indispensable pour mesurer la réussite de l'encerclement. Tous ces écrits viennent parasiter nos études.
Perso, après des mois de recherches, je ne suis guère plus avancé. J’arrive par déduction à cette fourchette crédible mais non garantie : « 40 à 45 000 des 90 à 100 000 encerclés ont réussi à s’échapper, les autres ont été tués ou ont été faits prisonniers ». Voilà une révision à la baisse de 25% des chiffres de Blumenson ce qui est logique compte-tenu de mon argumentaire (comptabilisation des pertes avant la clôture, chevauchement des études sur le terrain, tendance à gonfler les chiffres dès le premier recensement). Il va sans dire que si l'on inclut les effectifs évacués AVANT la clôture de la poche qui s'est éternisée une semaine, la victoire alliée est bien moins impressionnante. Or à mon sens, c'est là qu'est l'essentiel. Après une première phase remarquable, la clôture de l'encerclement a été des plus laborieux (on se reportera avec intérêt à l'article que vient de publier Pierre-Yves Hénin sur son blog :
http://sam40.fr/aout-1944-un-stalingrad ... normandie/).
Cordialement
Nicolas Aubin