Après "L'Europe barbare" voici le nouveau bouquin de Keith Lowe.
Traduit de l'anglais par Johan-Frédérik Hel-Guedj.
Coédition Perrin/Ministère des Armées
Ouvrage paru le : 24/01/2019
Titre original : The Fear and the Freedom: How the Second World War Changed Us
https://www.amazon.co.uk/Fear-Freedom-S ... 0670923516
Présentation de l'éditeur :
La Seconde Guerre mondiale fut l'un des événements les plus catastrophiques de l'histoire de l'humanité. Si on en connaît le déroulement, on en discerne mal les conséquences immédiates et durables. En quoi les épreuves et la mémoire de ce bain de sang – et des liens qu'il a créés – affectent-elles le monde moderne ? En quoi les mémoires de violence, les rêves d'égalité et le désir de liberté que la guerre a engendré transforment-ils les pays et les communautés dans lesquelles nous vivons aujourd'hui ?
Keith Lowe décrit et analyse une période de bouleversements géopolitiques, sociaux et économiques sans précédent. Il montre comment la peur – si prégnante durant le conflit – et la liberté – à laquelle le monde aspire en 1945 – ont été les moteurs de la création de ce nouveau monde de l'après-guerre. Comment cette matrice a conduit des responsables politiques à imaginer des sociétés modernisées, certains aspirant à un gouvernement mondial, d'autres défendant l'indépendance. Comment elle a mené à l'effondrement du colonialisme européen, à la naissance de deux superpuissances et à la guerre froide. Il démontre enfin et surtout à quel point l'après-guerre, époque de terreur et d'émerveillement, trouve encore des résonances dans les débats actuels sur le nationalisme, l'immigration et la mondialisation que nous vivons aujourd'hui.
Non content d'expliquer et d'analyser ces changements majeurs et les mythes qui en sont nés, Keith Lowe les incarne en plaçant au cœur de chaque chapitre l'histoire d'un homme ou d'une femme qui ont survécu au conflit et en ont été profondément bouleversés – qu'ils soient victime ou bourreau. Il livre ainsi une brillante histoire mondiale incarnée, qui renouvelle en profondeur notre connaissance du second XXe siècle et fera autorité.
EXTRAIT :
https://www.lexpress.fr/culture/menace- ... 57508.html
La Seconde Guerre mondiale n'aura pas été un événement comme un autre : elle a tout changé. Alors que les forces armées balayaient le globe, consumant des économies entières, sacrifiant des civils aussi aisément que les soldats, même ceux qui étaient emportés par la violence voyaient bien que quelque chose de fondamental était en cours de destruction. "Il faut comprendre qu'un monde meurt, observait le reporter de guerre américain Ed Murrow en 1940 : de vieilles valeurs, de vieux préjugés, et les vieux fondements du pouvoir et du prestige disparaissent." De part et d'autre de l'Atlantique, et de part et d'autre du Pacifique, les Alliés entrèrent en guerre contre l'Allemagne et le Japon avec la conviction qu'ils luttaient pour préserver un mode de vie. En réalité, ils allaient devenir les spectateurs de la disparition de ce mode de vie.
Le monde qui a émergé en 1945 était complètement différent de celui qui était entré en guerre. D'un côté, il était physiquement marqué et psychologiquement traumatisé : des villes entières avaient été détruites, des nations entières englouties et, dans la plus grande partie de l'Europe et de l'Asie, des communautés avaient été en totalité mises à mort ou déplacées. Des centaines de millions d'individus avaient été exposés à la violence à une échelle qu'ils n'avaient jamais imaginée. D'un autre côté, le monde de 1945 était probablement plus unifié qu'il ne l'avait jamais été. Des amitiés s'étaient forgées au feu de la guerre, et, pendant un temps, il y eut un authentique espoir que ces amitiés réussiraient à perdurer en temps de paix. La fin de la guerre fut aussi porteuse de sentiments de libération que partout les gens se remémoreraient pour le restant de leur vie. Ces deux forces - la peur et la liberté - compteraient parmi les moteurs les plus puissants dans la création du monde d'après-guerre. [...]
La seule région où le nationalisme fut tenu en respect pendant un temps était l'Europe, et pourtant, même sur le Vieux Continent, il connut des résurgences occasionnelles, comme autant de retours éclairs à la Seconde Guerre mondiale. L'Union européenne fut créée comme une tentative de rendre la guerre entre les nations européennes impossible, et en fin de compte, elle inspirerait réellement des rêves de liberté nationale. A l'heure ou j'écris ces lignes, l'UE a aussi entamé sa fragmentation, et le nationalisme est de nouveau une force croissante d'un bout à l'autre du continent. [...] La mondialisation des peuples, encore un autre processus fortement accéléré par le conflit mondial, a contribué à attiser de nouvelles tensions au sein des nations les plus riches, dont le corps social s'est aussi fragmenté et atomisé. Une plus grande liberté n'a pas été porteuse de plus grand bonheur. Les individus peuvent aussi connaître de telles scissions. Certains de ceux qui ont souffert de graves traumatismes pendant les hostilités se virent incapables de concilier les épreuves qu'ils avaient subies avec ce qu'ils croyaient et voulaient être. Ils se retrouvèrent coupés du nouvel avenir radieux vers lequel tous les autres tendaient, et au contraire condamnés à revivre éternellement leur passé. [...] Ce lien entre les dimensions mondiale, nationale et personnelle constitue la partie la plus importante de ce livre. La Seconde Guerre mondiale n'a pas seulement changé notre monde, elle nous a aussi changés, nous. Elle nous a confrontés à nos plus grandes peurs, et nous a traumatisés à un point dont nous n'avons pas encore pleinement pris conscience. Certaines régions du monde n'ont jamais surmonté cette épreuve. Pourtant, elle nous a aussi inspirés, et nous a enseigné la véritable valeur de la liberté, pas seulement la liberté politique et nationale, ou la liberté de culte et de croyance, mais aussi la liberté personnelle et les responsabilités écrasantes qu'elle impose aux individus. [...]
Si la Seconde Guerre mondiale nous a appris une chose, c'est qu'il est rare et guère aisé de réussir à reconquérir cette liberté dès lors qu'on y a renoncé. Malheureusement, adhérer à la liberté n'est pas non plus une option commode. La vraie liberté nous impose de nous écarter de la masse, et même de lui résister à l'occasion, et de penser par nous-mêmes chaque fois que nous le pouvons. [...] Une personne libre est une personne capable d'endosser ses responsabilités et des vérités inconfortables.
A moins d'accepter nous aussi les traumatismes et les déceptions qui se sont imposés à nous depuis ce conflit, nous nous condamnerons à répéter les erreurs du passe. Si nous ne pouvons intégrer la richesse et les complexités de l'existence, si pénibles soient-elles, nous n'aboutirons qu'à de réconfortantes simplifications. Nous continuerons de nous raconter des histoires de héros qui ne peuvent commettre aucun mal, et de monstres qui sont l'incarnation irrémédiable du mal. Nous continuerons de nous imaginer en martyrs, dont la souffrance nous sanctifie et justifie tous nos actes, si malfaisants soient-ils.
Et il ne fait aucun doute que nous continuerons de formuler ces mythes dans le langage de la Seconde Guerre mondiale, tout comme nous l'avons fait depuis 1945, comme si les décennies qui nous séparent de cette époque n'avaient jamais existé.