Profitant des avantages d'internet qui permet de faire vivre un ouvrage, je vous propose un petit complément que j'ai écrit suite à un courrier d'un lecteur, enfant en 1944, qui nous livre un court témoignage évocateur. Je le copie ici avec son autorisation :
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Reims et ses environs constituaient une énorme base logistique et les convois parcouraient la ville incessamment ; tous les espaces publics, places, jardins, promenades etc… servaient de dépôts pour des empilement de caisses et de cartons couverts par de grandes bâches. Dans un grand bâtiment industriel avec un embranchement ferroviaire les Américains recevaient des trains rapportant du front des wagons entiers d'effets militaires qui étaient déchargés, triés, lavés, remis en état par des prisonniers allemands. Là aussi, j'ai des images vivaces et des souvenirs puisque j'ai toujours une collection d'insignes d'épaules de différentes unités américaines.
Pour en revenir à ce jour de décembre 1944 [20 ou 21 décembre], un des Officiers américains devenu ami de la famille, le "Major" Carpenter qui faisait souvent la navette entre Paris et Reims avec sa propre voiture avait proposé à mes parents de ma ramener avec lui depuis Paris. C'était l'époque de la contre-offensive allemande dans les Ardennes et il faisait un temps froid épouvantable et je me souviens que nous avons pris, - tout au moins sur une grande partie du trajet – ce qui était une "Red Ball" tout au moins une route qui était en sens unique et nous avons doublé tout au long du trajet ces convois interminables. Deux images très précises me restent : celle d'un conducteur de GMC (ou autre) urinant du haut de son camion tout en continuant de rouler, à moitié debout, la jambe gauche sortie sur le marche pied, l'autre sans doute toujours sur l'accélérateur et une main sur le volant !
L'autre souvenir : ce sont les empilements de Gerrycans pleins à intervalles réguliers le long de la route. Ils étaient destinés, je crois, à approvisionner les véhicules de cette noria qui se seraient trouvés à court de carburant".
Au-delà de l'intérêt du témoignage sur les pratiques acrobatiques des conducteurs, ce témoin me donne l'occasion de revenir sur les "Colour Routes". J'utilise ici les données extraites de RG ruppenthal,
Logistical Support of the Armies.
Notre témoin a sans doute circulé sur l'une d'entre elles. Par manque de place dans le livre je n'ai pu présenter toutes les "Colour Routes" et je n'évoque que les "Red Ball", "ABC" et "XYZ Roads". Notre témoin a sans doute emprunté la "White Ball Express Highway" qui a relié les ports du Havre et Rouen aux gares parisiennes puis poursuivait son chemin jusqu’au principal dépôt de munitions de la 3e Armée à Reims. Le trajet aller passait par Yvetot, Rouen, Pontoise, Saint Denis, Soissons et le retour par Soissons, Compiègne, Beauvais et St Saens. Elle a été ouverte du 6 octobre au 10 janvier 1945 et existait donc au moment où notre témoin rentrait de sa pension en région parisienne pour passer les fêtes en famille. 29 compagnies ont en moyenne emprunté cet itinéraire transportant au total 134 067 tonnes de ravitaillement. Fonctionnant sur le même principe que la Red Ball, elle a pourtant moins bien fonctionné. La coordination et la planification ont été notoirement insuffisantes : les dépôts ne recevaient pas les plannings de circulation, les ouvriers de manutention français manquaient aux points de chargement et de déchargement. Les points de régulation du trafic n’ont été ouverts que fin octobre en même temps que les postes de maintenance le long de la route. La disponibilité en véhicules s’en est ressentie avec en moyenne 32 camions disponibles sur 48 par compagnie. Pour aggraver la situation, il était fréquent de réquisitionner des camions pour des missions locales.
Elle avait été ouverte pour compenser l'impossibilité de rétablir le réseau ferrée entre Le Havre et Paris. En effet, plusieurs viaducs avaient été détruits (neuf arches manquent au viaduc de Barentin du fait des bombardements alliés, deux manquent à celui de Mirville suite à un sabotage de la Wehrmacht en retraite) et ils ne seront remis en service qu’en 1945. Mais cette route est également révélatrice des difficultés des Américains à construire une chaine de dépôts y compris à la fin de l’année 1944. Les dépôts intermédiaires manquaient encore et il fallait toujours expédier directement les fournitures débarquées vers les dépôts de l’ADSEC. En pleine contre-offensive des Ardennes, avec Patton qui bascule sa troisième Armée sur les flancs des Allemands pour libérer Bastogne, les besoins en munitions s’envolent. Il faut de nouveau ratisser les stocks normands. Ainsi quand la 3rd Army réclame 7 000 obus fumigènes de 155 pour couvrir un passage de rivière, la moitié se trouve dans un dépôt près… d’Omaha et doit être expédiée d’urgence par la route via un convoi spécial (la Red ball étant fermée), soit une rotation de 1500km.
Le port de Rouen à l'automne (Nara)
Il a existé d'autres "Colour Routes". La "Red Lion" a été ouverte pour supporter l'opération Market Garden à raison de 500 tonnes de marchandises par jour de Bayeux à Bruxelles via Lisieux, Evreux, Beauvais, Arras, Tournai (16 sept-12 oct). Huit compagnies américaines (6 de GMC et 2 de tracteurs) ont assisté les unités de transport de sa Majesté. Deux Medium Automotive Maintenance Companies, une à chaque "Regulating Control point", organisaient des patrouilles le long de la route et effectuaient les réparations. Elles possédaient quelques GMC utilisés pour remplacer les véhicules qui exigeaient un délai de réparation trop long. Le fait qu'il n'y avait qu'un seul dépôt de chargement et un seul de déchargement facilita nettement la rapidité et l'organisation de la route. 5,9t de marchandises étaient chargées en moyenne sur les camions américains, un chiffre plus important que sur la Red Ball qui s'explique aisément par le fait que 20% des véhicules étaient des tracteurs. Ainsi au lieu de 500t quotidiennes, ce sont 650 tonnes qui arrivaient à Bruxelles tous les jours (dont la moitié était destinée aux divisions aéroportées US ce qui justifie pleinement la participation américaine à cette route).
Il y a eu aussi la "Green Diamond Route" ouverte par la Normandy Base Section pour transporter des marchandises des dépôts et des ports du Cotentin jusqu'en Bretagne (Granville et Dol). Ouverte du 10 octobre au 1er novembre, elle a livré la modeste quantité de 15 600 tonnes de fournitures à cause du manque d'effectifs (seulement 15 compagnies de transports contre 40 prévues), à cause de profondes déficiences organisationnelles (son intégration dans les "Colour Routes" est même contestable tant elle n'en rempli guère les critères) et surtout à cause de la boue qui obligeait à utiliser des GMC dans les dépôts puis à en transférer le chargement sur la route à bord des semi-remorques. Cette route prouve cependant l'importance vitale d'ouvrir des dépôts avec des allées en dur (par exemple en réutilisant les tapis de plage, des fascines) pour permettre la circulation des véhicules les plus lourds. Contrairement aux autres, cette route n'avait rien de vitale pour les armées et a surtout été une tentative de la ComZ pour désengorger les dépôts du Cotentin.
Enfin, une "Little Red ball" a été ouverte en décembre au moment de la contre-offensive des Ardennes. Il ne s'agit pas à proprement parler d'une route, mais davantage d'un service de livraison express. Le principe était de délivrer en moins de 24 heures, cent tonnes de fournitures urgentes des dépôts du Cotentin jusqu'aux gares parisiennes (contre trois jours pour les livraisons normales). Les camions, des tracteurs avec semi-remorques de 10t, empruntaient la N13. 106t/j ont été en moyenne délivrées durant les 5 semaines d'activité avant qu'un service par rail ne la remplace : le "Toot Sweet Express" au départ de Cherbourg. Un train prioritaire de 20 wagons quittait Cherbourg tous les matins, il était complété de 20 wagons supplémentaires à Paris et divisé en deux convois, l'un pour Namur et l'autre pour Verdun. La rotation durait 36 heures (385t/j). Ses terminus ont ensuite suivi l'avance américaine en Allemagne. Là encore ce service est révélateur des improvisations pour compenser l'impossibilité d'approvisionner les dépôts avancés via une chaîne de dépôts intermédiaires complet. La plupart du temps, la fourniture était bien présente auprès du front, mais des problèmes de catalogage ou des difficultés à organiser le transport du dépôt intermédiaire vers l'ADSEC conduisaient à privilégier l'expédition depuis la zone portuaire.
Le "Toot Sweet Express" (Nara)
Internet permet aussi d'offrir des précisions ou des corrections. Aucun livre n'est parfait, en particulier de tels ouvrages aussi denses et riches en informations. Je pense notamment aux légendes des photos. Un lecteur m'a d'ores et déjà fait remarquer que la légende de la page p.106 en haut à gauche comportait une erreur. En détaillant une plaque d'immatriculation, j'écris que le code "3990 TC" signifie qu'il s'agit de la 3990e compagnie du Transportation Corps. TC ne signifie pas "Transportation Corps" (ce ne sera le cas que quelques mois plus tard) mais est simplement un terme générique "Transport Company". En l'occurrence, cette 3990e compagnie dépend du276th Quartermaster Truck Bn comme il est d'ailleurs indiqué à la page précédente dans l'ordre de bataille de la Motor Transport Brigade. La contradiction entre ces deux pages est donc éclaircie. (référence : Jean Milmeister et Emile Becker,
US Army ETO 1944/1945, Marquage et Organisation).
Bien cordialement
Nicolas Aubin