Post Numéro: 3 de François Delpla 27 Déc 2013, 07:06
De ce point de vue, toutes les déformations sont disponibles. Certains disent plus ou moins clairement que le Royaume-Uni se débarrasse de Chamberlain comme un serpent d'une vieille peau quand la guerre devient plus dure, d'autres au contraire qu'elle avait viré définitivement sa cuti en 1939, soit le 17 mars, soit le 3 septembre et que "l'appeasement n'existait plus" donc "Hitler ne pouvait qu'être battu".
L'erreur procède, comme souvent, d'une sous-estimation du chef gammé et d'une inattention profonde à la continuité de ses desseins (volontiers théorisée, avec plus ou moins de pédanterie, sous le vocable de "fonctionnalisme" en dénonçant un mythique "intentionnalisme").
Depuis quelques années, je cerne un peu mieux sa folie, dont tout le nazisme procède (en polarisant en un même attelage diverses variétés de sottises : chauvinisme, eugénisme, antisémitisme, culte du chef, etc.) d'une part, d'autre part la place de la cécité sur sa haine contre la France dans les erreurs à son sujet, avec deux corollaires : on lui prête volontiers, pour expliquer la guerre à l'ouest, un double échec dans des tentatives d'alliance, avec l'Angleterre et avec la Pologne.
La haine de la France est une constante chez Hitler depuis le début, en 1919, de son action politique. Elle est contemporaine de sa haine des Juifs, voire plus ancienne. La poule a précédé l’œuf à moins que ce ne soit l’inverse : soit les Juifs ont manigancé la perte de l’Allemagne en se servant de la France, soit c’est l’ennemi français qui a enrôlé la « Juiverie » pour saboter l’effort de guerre allemand. Il en résulte une haine connexe et interchangeable, bien en place dès l’été de 1919. Les anathèmes du tome 2 de Mein Kampf, publié en 1927, contre la France témoignent de l’équivalence fréquente des mots « français » et « juif » dans le discours hitlérien, avant les pudeurs diplomatiques des années 30 (qui entraînent d’ailleurs aussi la disparition des arêtes les plus vives du discours antijuif).
Ces dissimulations n’ont pas seulement pour but de préparer l’effet de surprise de 1940. Elles tiennent aussi à une ambition fondamentale de Hitler : séparer la France de l’Angleterre en convainquant celle-ci de faire désormais de l’Allemagne son « gendarme » sur le continent. Or on ne saurait obtenir ce résultat en s’en prenant bille en tête à la France. Si l’Allemagne se montrait agressive et revancharde envers elle, le Royaume-Uni n’aurait d’autre ressource que d’épouser la cause de son gendarme. En outre, la France possède une bonne partie des côtes européennes proches de l’Angleterre, et le contrepoids qu’elle représente face à l’Allemagne garantit l’indépendance de la Belgique et de la Hollande : que Berlin menace de lui faire la guerre et l’alliance de 1914 entre Londres, Paris et Bruxelles se reconstituerait automatiquement, afin de préserver le littoral atlantique de toute présence germanique, hormis la fenêtre étroite de la Saxe et du Schleswig. Hitler doit donc ruser et dire de l’Angleterre tout le bien possible en ignorant la France, sinon pour protester de ses intentions pacifiques envers elle : la renonciation, souvent affirmée, de l’Allemagne à l’Alsace-Lorraine est censée en témoigner.
Tout indique que, derrière ce discours, le projet (exprimé sans fard dans Mein Kampf) d’une guerre contre la France pour « assurer les arrières de la conquête de l’espace vital » (ce dernier étant situé tout entier à l’est de l’Allemagne), reste en place dans l’esprit de Hitler pendant les années 1930.
La clarification de ce point va de pair avec la dissipation d’un préjugé encore très enraciné : Hitler aurait d’abord envisagé une guerre contre la Russie, non seulement en épargnant la Pologne, mais en s’en faisant une alliée. Il lui aurait réservé une part des dépouilles de l’URSS, notamment en Ukraine. L’opinion publique de la Pologne post-soviétique se repaît de cette pieuse légende : les dirigeants de l’époque, Pilsudski puis Beck, auraient vertueusement repoussé la tentation, ce qui aurait obligé le tentateur à changer de stratégie au dernier moment. Constatant au début de 1939 que la Pologne s’obstinait dans son refus de coopérer à une croisade antisoviétique, Hitler aurait décidé de s’en prendre d’abord à elle… ce qui aurait provoqué une guerre imprévue et non voulue contre la France et l’Angleterre.
En réalité, Hitler semble n’avoir jamais laissé entendre à un Polonais quelconque qu’il aurait besoin de son pays contre la Russie. Ou s’il l’a fait, c’est par personne interposée : il a laissé Göring tenir parfois ce langage. Lequel Göring incarne avec une certaine constance, dans l’entourage de Hitler, une ligne anti-russe et pro-anglaise, Ribbentrop jouant (à partir de 1938) un jeu inverse. Ici se dévoile l’art hitlérien de montrer plusieurs visages simultanément, afin d’une part de cacher des intentions d’attaque ou d’annexion bien arrêtées, d’autre part d’endormir les proies en entretenant l’image d’une Allemagne hésitante, divisée et nullement prête à frapper.
Les attentes de Hitler vis-à-vis de Londres font l’objet d’un préjugé symétrique. Pas plus qu’il ne souhaitait s’allier à la Pologne, il n’a voulu s’allier à l’Angleterre avant 1940. Car cela lui aurait interdit de s’en prendre à la France. Son objectif le plus cher est en effet une solidarité « aryenne » de l’Allemagne et de l’Angleterre pour dominer, l’une l’Europe et les Slaves, l’autre les mers et les peuples de couleur. S’il l’obtient trop vite, il ne pourra plus attaquer la France : cela ne pourrait que fâcher l’Angleterre, voire lui faire dénoncer l’alliance fraîchement signée, pour entrer en guerre contre l’Allemagne en même temps que la France. Dès lors, le grand rêve « aryen » serait durablement ruiné.
Hitler est donc obligé de faire ce qu’il fait : avancer ses pions contre la France tout en protestant de ses intentions pacifiques envers elle et en faisant une cour effrénée à l’Angleterre, puis orchestrer (à partir surtout de la mi-mars 1939) une crise provisoire avec Londres, débouchant sur un état de guerre « drôle », du moins à l’ouest, pendant que la Pologne est écrasée au pas de charge. Il ne cesse pendant tout ce temps (15 mars 1939-10 mai 1940) de dire, et de démontrer par son inaction apparente, qu’il n’a que faire d’une guerre à l’ouest. Puis il frappe brutalement et met la France KO debout, tout en faisant savoir par une filière suédoise que ses conditions de paix sont « généreuses », ce qui devrait conduire à une paix rapide avec Paris, puis avec Londres.