La Libre Belgique.be
17-06-2013
Jacques Franck
`` Les écoutes clandestines de prisonniers allemands 1940-1945 rendues publiques. Sonke Neitzel et Harald Welzer y déchiffrent la mentalité de la Wehrmacht.
Pendant la guerre, les Britanniques ont procédé à des écoutes clandestines de milliers de prisonniers allemands: sous-mariniers ou pilotes de chasse, sergents ou généraux. Ils gravaient sur des disques de cire les passages de leurs conversations qui pouvaient leur être utiles, et les transcrivaient sur du papier. Ces procès-verbaux ont été rendus accessibles en 1996. En 2001, Sonke Neitzel, historien de l'université de Essen, les découvrit: ``Je fus littéralement aspiré dans l'univers de la guerre. Je fus frappé par la franchise avec laquelle ils parlaient du combat, de la mort donnée et de la mort reçue``.
Un peu plus tard, Neitzel eut accès aux National Archives de Washington, ou reposent cent mille pages sanglantes. Il fit alors appel au psychosociologue Harald Welzer, qui releva aussitôt leur spécificité: les lettres et déclarations rédigées par les militaires ont forcément un destinataire: la famille, un juge, des lecteurs, etc., auxquels ils veulent communiquer leur vision ou leur justification de ce qu'ils ont fait ou vécu. Dans les camps, les soldats internés parlaient entre eux sans intention particulière. Leurs conversations constituent dès lors une somme qui ouvre un regard tout à fait neuf et unique dans l'histoire de la mentalité de la Wehrmacht, et peut-être même de toutes les armées. De la collaboration de l'historien et du psychosociologue est né un ouvragé appelé à faire date dans l'étude du comportement des soldats.
La Deuxième Guerre mondiale ayant été déclenchée par l'Allemagne et ayant fait quelque 50 millions de morts-dont 5 millions de juifs pour cause d'épuration ethnique-, la première question que l'on se pose forcément est l'impact de l'idéologie national-socialiste sur ce déchainement de violences dans précédent et sur leur différence de degré à l'Est et à l'Ouest. La conclusion de nos auteurs est formelle: `` L'idéologie, l'origine, le niveau de formation, l'âge, les grades et l'arme dans laquelle ils servent ne font guère de différences de ce point de vue fondamental. On ne trouve guère de différence manifeste qu'entre la Wehrmacht et la Waffen-SS``.
En revanche, ces hommes avaient grandi dans un climat militariste. Le succès des guerres d'unification de 1864 et 1871, acquis sous la direction des élites aristocratiques traditionnelles, avait provoqué un rejet des idéaux humanistes et égalitaires de la morale bourgeoise et un recentrage en direction des principes d'honneur, de courage, d'obéissance, de hiérarchisation des relations humaines et de service de l'État- qui expliquent notamment la volonté de se battre jusqu'au bout de beaucoup en 1945, lors même qu'il savaient la guerre perdue.
Par ailleurs, la défaite de 1918 avait convaincu les Allemands qu'ils devaient se préparer à une nouvelle guerre, pour se libérer de l'inique Traité de Versailles. Même à gauche, le parti social démocrate s'était prononcé pour une milice populaire susceptible de servir de réserve à l'armée, et le Parti communiste avait créé une milice armée, le Rotfrontkampferbund. Enfin, des écrivains comme Ernst Junger et Ernst von Salomon propageaient dans leurs livres la culture du courage, de l'enthousiasme et de l'abnégation, autrement dit une culture de la guerre ``métaphysique et abstraite``.
Bref, le peuple allemand était conditionné à la revanche militaire- comme les Français l'avaient été après la perte de l'Alsace-Lorraine- avant même que les Nazis se soient accaparés les leviers de l'État. Et qu'ils aient propagé leur vision raciste du monde (pas seulement à l'égard des Juifs mais des non-aryens en général) et justifié le recours à une violence qui fit basculer nombre de soldats des crimes de guerre- comme toute les armées en commettent- aux crimes contre l'humanité.
C'est avec cette clé de lecture que Neitzel et Welter ont étudié le comportement des membres de la Wehrmacht dans l'univers mental spécifique du Troisième Reich. Nous ne pouvons évidemment pas rapporter ici la finesse de leurs analyses, la richesse des extraits des procès-verbaux reproduits, la diversité des situations et des motivations qui ont fait que des hommes ont tué, torturé, laissé tuer, torturer, se sont abstenus de tuer, torturer, ont admis ou non le viol de femmes ou l'extermination de juifs.
Bornons-nous au comportement des militaires sur le front de l'Est. La brutalité extrême dont la Wehrmacht fit preuve dès le début des combats en Russie, le 22 juin 1941, fut provoquée par le fanatisme mais aussi les cruautés des soldats soviétiques auxquels elle ne s'attendait pas. A ce constat s'ajoutait l'idée que les Russes n'étaient pas seulement infectés de ``judéo-marxisme``, mais un ``peuple inférieur``, voire des ``animaux``. Ainsi, le cannibalisme revient dans de nombreux témoignages. En outre, la difficulté de les nourrir entraina la mort de 2 millions de prisonniers soviétiques dans les camps allemands entre juin 1941 et le printemps de 1942, dans des conditions effroyables. Des officiers et des soldats allemands pouvaient toutefois reconnaitre la bravoure dont les Russes avaient fait preuve, et apprécier la contribution du million de soldats russes qui, dans une seconde phase de la guerre, combattirent l'Armée rouge à leurs côtés.
Un constat fondamental: en temps de guerre, dans les conditions les plus extrêmes et pour une période dont il ne peut prévoir l'issue, le soldat fait partie d'un GROUPE qu'il ne peut dans un premier temps ni quitter, ni composer en fonction de ses préférences personnelles. `` Cette absence d'alternative au groupe auquel il appartient et qu'il contribue à former est précisément ce qui fait l'instance normative et pratique décisive, surtout dans les conditions existentielles qui sont celles de l'engagement dans un combat. Ce groupe fondé sur la camaraderie a une bien plus grande importance pour tout ce qui se passe, tout ce qui est pensé, tout ce qui est décidé, que les idéologies, les convictions et même les missions historiques qui forment le contexte extérieur de légitimation d'une guerre``. Le soldat engagés en Irak ou en Afghanistan ne diront pas le contraire. Et un film comme ``Apocalypse Now`` de Coppola a formidablement illustré ce fonctionnement de groupe``.
Soldats. Sonke Neitzel et Harald Welzer. traduction de l'allemand par Olivier Mannoni. Gallimard. 620 pages.
http://www.lalibre.be/culture/livres/ar ... urrir.html